Les Pages Jèrriaises

Élection de St. Martin,

ou

Les Électeurs, le Poéte et l’Huître

 

(Scène Première)

 

La scène se passe dans l’auberge de M. Du Four, Samedi soir, 17 Novembre, 1838.

 

On voit rangés sur de longues tables flanquées de chaque côté d’énormes bancs sur lesquels sont assis une bonne quantité d’électeurs. Devant eux sont force bouteilles de genièvre, de rum, et d’eau-de-vie. Dans un coin, cachés par la fumée d’une douzaine de pipes, un groupe prélude à la discussion des affaires qui vont les occuper.

 

Un Fumeur, abaissant sa pipe

Pourveu qui vennent!

Un Electeur

Les quets?

Un second Fumeur

Et les Maissieurs de la ville.

L’Hôte

Oh que oui, y vendront; n’ont y pon promins de payi la mainqui des frais.

M. La Bretonnière, entrant tout essouflé

Eh pis, Maissieus, vos y v’la donc, allons, tout va ben – je vains de quitté notre homme, et y m’asseure qui l’opposera: le v’chin qui vein.

Un Electeur

Assah! mais est-y ben décidait; car ch’est là l’principa: car à la dernière élection, chesque ma fé, y n’y faisait nu, et Maîte Tom faisait laîde grimache.

M. La Bretonnière

J’nos étions trompaîts, il est vrai: mais les zaffaires ont ben changi dempis. J’avion besoin d’un Connétable, et y nos ont bailli un Tyran. J’en gangnerons de chute fais, cryis mé, ou il liéra halè. Je baille ma vouaix à Me. Tom tréjous, et vous Me Pierre?

Me. Pierre

Je l’iai prominse, et y l’éra.

M. La Bretonnière

Et vous, Messieurs dans le coin?

Les Tabagistes

Note vouaix, y l’éra, j’lavon dit, et j’sommes déterminaîs de gagni chute fais: nou verra si nou nos empêchera d’pêqui sus l’hîtrière?

Un Electeur

J’l’ênaquerons pûtôt, en dêpiè des Etats, et d’lu ..... d’valet Spacks....

 

Un frappe à la porte à coups redoublés, et bientôt on voit entrer le Chevalier Partial, son ami le Poète, mon cousin, arrivés tout exprès pour fanatiser ces bonnes gens, et les assurer de la sympathie du Chef Chroniqueur et du reste de la clique. Après les Howd’y do, et les Et pis Maîte Jean, et Me Clement,

 

Le Poéte, (empoignant un verre) dit,       Messieurs, (à ce mot, tous les fumeurs cessent de fumer) L’heure de votre délivrance a sonné (il était neuf heures du soir) – On vous a jusqu’ici retenu dans les fers – on a cherché à.. à.. à vous tirer les huîtres de la main, vos femmes, vos petits enfans, jusqu’à vos bestiaux en ont souffert.... La Déesse de la liberté vous sourit – elle vous tend les bras, lui tournerez-vous le dos? N’est-il pas temps... A cet instant, une huître baille et fixe l’orateur qui... avale son petit verre, et aussitôt le hoquet le prend – Oup – Oup.

 

Les Electeurs, prenant cela pour un indice d’encouragement, font retenir l’appartement de Trois Houras!

 

Le Sieur Partial et les villais se regardent, mais font chorus: sitôt après, le Chevalier, quoique triste orateur, reçoit une clignade du Poéte, son Secrétaire, et, encouragé par l’état des convives qui s’étaient, à la suite des houras, recomfortés d’une bonne rasade, commence par essuyer ses lunettes, et dire, “Messieurs,” c’est le mot indispensable, même entre radicaux, voire même entre républicains, “Messieurs,” et il remet ses lunettes, - “Messieurs, la ville a les yeux sur vous! (Bravos!!) L’île entière vous regarde. Oui, Messieurs, c’est moi qui vous le dis – j’sommes venus vous offrir l’appui de nos lances, celui de notre plume d’oie, - on se cert de plumes d’acier, mais je ne m’en sert plus depuis mon procès, car elles sont dangereuses – DIX louis pour un article écrit avec une plume d’acier, y joint les frais de procès en première instance; et puis appel, ne vont pas loin de CINQUANTE! mais mes jumeaux – je veux dire mes journaux, sont à votre service pour écraser, aneantir, pulvériser, anhiliser la faction, mes colonnes sont à votre service.

 

Un Electeur, encore à mi-sobre, qui n’a entendu que les mots de procès, dit,

Si faut payi ma part d’un procès, il n’a qu’à cherché ailleurs... y n’éra pon ma vouaix.

Un autre

Ni me la menne, si ou pâlais de ramené vos régimens en colonnes: car, vyious ben, depis chu temps illo, j’aimerais chent fais mus happé un hommard bouoilli que de vés une rouoge casaque!

M. La Bretonnière explique.

 

Alors on convient qu’en cas de succès, on fera l’enterrement du Connétable après l’élection. On compte les têtes, et on trouve 25 voix présentes – on calcule sur tels autres: et après avoir bien et duement compté, on s’arrête à une majorité de 20 voix pour M. Messervy.

 

L’Hôte

Et les fricots, Messieurs, qu’est qui s’en cherge: Maîte Tom devait y vée.

Me. Tom, qui, jusques là, n’avait dit mot, s’écrie:

Mes chers électeurs, me voilà!...

C’est pour moi, sans doute, qu’en attend.

D’un Connétable j’ai déjà

L’air, la mine, l’esprit, le talent;

Je suis d’avis, en vérité,

Par un souper de vous régaler. (Bis.)

 

Aussitôt dit, aussitôt fait; on se dispose à ouvrir un tas d’huîtres déposées dans un coin. – Une d’elles, les écailles entr’ouvertes, est rejettée, et va rouler sur le plancher. Le Chevalier et le Poète échangent un regard ou le désapointement est visible. Ils ne s’attendaient à rien moins qu’à un regular blow out de Beef-stakes – et on leur présente des huîtres! Ventre affamé n’a pas d’oreilles.

 

Le Poète, affamé comme un rat d’église, frédonne sur l’air de “J’ai vu la meunière” à l’oreille de son intime le Chevalier Partial le couplet suivant, espérant un meilleur dessert:

Ne nous effrayons point du tout,

L’Horizon s’éclaire;

Et l’homme a, dit-on, beaucoup

Alors qu’il espère.

Mais un fâcheux pressentiment,

Malgré moi, m’offre à chaque instant,

L’espoir en arrière

La crainte en avant!

 

Le Chevalier lui fait un signe de se taire, et croit lui marcher sur le pied, mais il s’appuye sur l’huître rejetée, et qui se trouvait sous la table, il chancelle, culbute, et voulant se retenir à l’habit du Poëte, ils roulent tous les deux sur le plancher. (Un houra universel se fait entendre);

 

les uns disent,

Et dréchoux donc, Mece Romri.

 

Et relevous donc, Mess Ervi;

 

 

Les autres:

Ahn! mais, je crai qui l’est bétôt temps d’en fini. Assa, Messieurs, autant ajourné not’ meetin. Debu, si ou le pouvais, et j’vos baillerai une toast: A bas les Tyrans! – A bas les Seigneurs!

 

Les Electeurs, le verre en main,font chorus, le Poëte chancelle. Un d’eux crie Vive Messervy! A ce toast le Poëte veut parler, mais le hoquet lui est revenu, il ne peut qu’articuler un Oup! Oup! qu’on prend encore pour le signal d’encouragement,et trois houras et force coups de poing sur la table font de cette scène un charivari horrible. – Alors on se dispose à sortir. Le Poëte, qui y voit double, va ouvrir une armoire, croyant ouvrir la porte de la rue, et voit là encore une malheureuse huître baîllante – Le Chevalier le prend par le bras, et l’emmène, après avoir promis à M. T., et aux électeurs présens, qu’il remplira son journal des affaires de l’élection, et après avoir donné lemot d’ordre à M. La Bretonnière, pour le tenir au fait de tout ce qu’il pourra recueillir - ce Trio se sépare.

 

(Scène seconde.)

 

Elle se passe après l’Election dans l’auberge où le matin encore, on avait chanté victoire.

 

Un Fumeur entrant, et jetant sa pipe de colère sur le seuil de la porte.

Vraiment, ch’est une villaine honte. Qu’nom me brûle si jamais n’ou m’y rattrape.

Plusieurs Electeurs, gros bonnets de parti.

Oh! Oh! quest qu’ou zavais donc Me. Phlippe, ou zêtes de mauvaise humeur. Eh ben, eh ben! ou zavais ben vécu jusqu’ichîn, et ou vivrais ben acouore. Faut se consoler, j’avons perdu, il est vrai, quest qu’il n’est. Allons, et happez une drame!

Le Fumeur

Je vos verrais à Rocbert devant, vous, votre Me. Tom, et vos bouistres de mentries. Ou zairais biau faire la grimache vous Me. Edouard de la Bretonnerie – si ou creyis me faire accraire une aut’e fais que les vessies sont des lanternes, ou vos leverais pus matin. Qui vos baille une boëte à sno, les achocres; je vos avais promins un chelin, mais je m’en dédis; jene vos baillerai seulemt pas une freluque. Chest une honte d’affronté les pouores gens de la sorte, et d’lus faire craire les menteries qu’ou n’avais cessi de nos débité d’pis pus d’un an!

M. de la Bretonnière, piqué.

Quest qu’ou voulez donc dire par là Me. Phlippe. Est-che que je n’ai pon défendu vos droits contre les Etats. Est-che que je n’ai pon ‘té admins à plaigui vot’e cause en cour? et est-che là les remerciemens qu’ou me baillis.

Un groupe d’Electeurs

Oui, chest là nos remerciemens – car, chest à vous, et à vous tout seu que je devons touos nos malheurs. Chestvous qui avais fait venin les Anglais pour venin nos allai le pain de la main – chest vous qui lus zavais mins dans la tête de pêqui sus les hîtrières. Chest acouorevous qui nos avais obligis de les sictiner sur les bans malgré chet que nos avait dit Mousieu Godfray, si je l’avimmes creu acouore! Chez vous qui nos avais fait allé en cour et en prison par vote gnolin, et qui avais mins dans la tête de Me. Tom de se mettre sus les rangs, nos faisant entendre que si j’parvenions à l’y mettre, je ferions chè que je voudrions – Ou nos avais trompès, vous, vos villais, vos papiers, et vos chansons.....

Le Poéte tout effaré,croyant trouver les partisans vaicus en bonne humeur, entre en courant. On venait de le qualifier de Démoniaque, pénétré de cette idée, il s’écrie en clignotant

O douce liberté! que je retrouve encore

Sans savoir comment, ni par où!

L’Ingrate, que long-temps j’adore,

M’a fait, hélas! manquer mon coup;

Malgré la Saint-Martinaise,

Nous voir vaincus! Oh! le malaise! –

(Ici il porte la main sur le coeur.)

Vite qu’un petit verre, me serve d’héllebore.

Dieu merci, je ne suis pas fou encore. (Bis.)

Les Pêcheurs, en masse.

Mettez nous chu fo là à l’iaue – chest li, quest venu nos embêtai, li et sa clique; s’n’Impartia, et touos les peûles qui vinrent fricoter ov’ nous – à l’iaue!..... Déjà un poignet vigoureux s’apprêtai; à saîsir le Poëte, mais plus leste, il s’esquiva, jurant mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait pas de sitôt.

M. la Bretonnière tout sérieux, sa tabatitière d’étain entr’ouverte dans la main gauche, et prêt à priser du tabac à la rose, se penche, se courbe, prend une prise, et en se relevant apperçoit le Chevalier Partial, blême de dépit, qui vient chercher le Poëte.

Ah! Messe Romzi, ne v’là un villain jour pour nous: cos calculs ne sont pas tout-fait justes à che qui parait.

Le Chevalier Partial

Aim! pas trop. Assa! en pâlant de calculs, quest qui s’en va me payi pour mes frais – Frais d’impression, frais d’enterrement projeté, huit colonnes d’imprimés, mes 10 courses à cheva, un noguin d’encre et 6 plumes d’oie!

L’Hôte

Et les dgiêx soupiers à un écu par tête, qu’est qui m’paiera?

Le Chevalier, tout tremblant.

Vos paiera qui pouora – le Parti, j’pense; mais pour mé, la part que j’ai pris à l’élection, les belles choses que j’ai écrit sur mes papiers, tout cela dait m’exempter de la part des frais. Je m’en lave les mains.  Eh! mon procès en diffamation – qu’est qui en paiera les frais?

L’Hôte

Qu’est qu’où m’chantais de procès – ou zavais bu et mangi ichin, vous et les vôtres, et j’vos d’mande qu’est qui m’paiera?

M. la Bretonnière

Douochement, douochement là; puis se tournant vers le groupe d’électeurs, il dit: Messieurs, ch’n’est pas l’tout d’avé perdu l’élection, y ia ocouor les frais à payi: comment arangi chonna? – V’chin Mece Romri qui dit qui ya un compte – ya les frais d’enterrement: tant pour le coffre, tant pour les porteurs, et pis la chanson contre Frank et la St. Martinaise, et les Fricots, et les...

Les Electeurs

J’navon pon l’temps de pensé à tout chonna à ch’teure – Nou se r’verra.

Le Chevalier

Messieurs, j’vos prie de considérer que j’vos ai voué mon temps, ma presse et mon papi – que j’ai tréjous souotenu vot’ parti (une voix: tant et si bein qu’j’en avon le d’sous!) que j’ai bafoué vot’ Connétable, pour servi vot’ cause (la même voix: et ou l’avais ruinée!) Ch’est mé qui sis ruiné: si ou ne venais pon en avant pour n’aigui à payi mon procès qui m’ravela, sans compter les frais d’élection, à passant 50 louis! Je criais vos trouver pus généreux. Ou z’oubliais les peines que je m’sis donné –

plusieurs voix:

(pour vendre vos gazettes)

 

A cette partie du colloque, le vitrage de l’appartement retentit des sons d’une décharge de 21 coups de canon qui annoncent le triomphe de M. le Connétable Godfray: et ses heureux partisans, la joie empriente sur le visage, entonnent la chanson suivante:

 

Amis, dans un jour aussi beau,

Goûtons l’ivresse la plus pure.

On suit, en chantant son berceau,

L’impulsion de la nature.

Chantons un pays où l’honneur

De LAURIERS couronna Goray.

Son nom fait battre notre coeur:

Frères chantons, chantons Godfray.

 

Si ce moment semble si doux;

Sur nos traits, si la gaîté brille.

Amis, c’estque nous sommes tous

Enfans d’une même famille.

Si l’on veut mal interpréter

Le doux sentiment qui nous guide,

De ceslieux sachons écarter

Des Rosiers l’épine perfide.

 

Godfray s’est montré courageux,

Il nous tira de l’esclavage

Des petits tyrans ambitieux

Qui blâment son noble courage;

Mais au milieu de nos soldats,

Dont en vain, on blame la prouesse,

Pour l’appuyer, s’il faut des bras,

Nous en avons dans la paroisse.

 

Amis, nous qui sommes l’espoir

D’une terre qui nous vit naître,

Repoussons ceux qui veulent avoir

Un Chroniqueur pour petit Maître.

Aux accens de la liberté,

Si nous avons eu la victoire,

Chantons, crions vive Godfray,

Godfray, la patrie et la gloire!

 

Inutile, après cela, de dire que nos radicaux, tout ébahis, ne sachant où se fourrer, décampèrent, sans tambour ni trompettes!

 

 

 

 

Le Constitutionnel 24/11/1838

 

Viyiz étout:

 

Les Pages Jèrriaises