Les membres du bureau de ce colloque ont vraiment flatté mon petit pays en pensant «qu'une petite île comme jersey aurait une contribution à faire au sujet de l'humour, sujet qui est à la fois d'une nature abstraite et ne se prête pas facilement à des classifications nettes. J'avoue que l'invitation que j'ai reçue fut, pour moi, dans un sens, un défi vu que, à ma connaissance, le sujet n'avait jamais été traité ni même reconnu comme ayant un caractère spécial ».
J'ai trouvé assez fascinant de chercher et d'essayer de ranger les diverses formes d'humour que j'ai pu identifier, cet humour qui assaisonne et illumine les contradictions de la vie et qui démontre la similarité des choses qui ne paraissent pas semblables et qui, par les mots et les expressions, et même les événements, nous amusent par le ridicule et l'absurde, et provoquent l'imagination vers le comique. L'humour est le reflet, - une distillation, on peut le dire - de la diversité des éléments qui constituent les moeurs d'un peuple. Et c'est un moyen qui sert à la fois à communiquer des idées et à comprendre les gens.
Chez nous, il y a eu quelques éléments distinctifs qui, je pense, ont contribué à la création d'un sens de l'humour avec ses propres particularités. Nous sommes une petite île, avec une petite population autrefois très resserrée et introvertie. En commun trait avec le reste de la Normandie, l'agriculture et la mer ont bien marqué la vie et la mentalité du peuple. Mais, en contraste avec la France, nous n'avons pas eu de révolutions - nous avons mille ans de continuité - et de plus en plus nous avons été sous l'influence de l'Angleterre avec des résultats inévitables et croissants, et même intensifiés en raison des rapports tendus pendant plusieurs siècles entre la France et l'Angleterre. Cette tension, accentuée par les conflits d'intérêts à l'étranger notamment, pour nous Normands, en Terre-Neuve et au Canada.
C'est ainsi que, progressivement, la littérature et l'esprit français ont été submergés chez nous par ceux de l'Angleterre. Notons aussi, que, depuis cent ans au moins, presque tous les immigrés intellectuels ont été des Anglais ce qui a exercé une influence dominante sur la mentalité de la haute société de l'île. D'autre part, il est plus que probable que, parmi la masse d'émigrés de Jersey pendant quelques siècles, nous ayons perdu des îliens doués qui auraient sans doute enrichi la vie intellectuelle de l'île. Il y a même un élément d'humour dans le fait que l'ancienne Coutume de Normandie, que vous avez abandonnée à la suite de la Révolution, persiste en partie chez nous. Mais, tandis qu'autrefois nos hommes de loi devaient faire leurs études spécialisées à l'université de Caen, depuis quelque temps, ils font leurs études au barreau de Londres sans exception. Entre parenthèses, je dois dire que Guernesey exige encore que ses avocats fassent leurs études à Caen.
Une des influences spéciales sur les jersiais, et non des moindres, a été le fait que, jusqu'au début du vingtième siècle, ils étaient trilingues sans grand effort. A la maison, on parlait le dialecte ; on assistait au culte en français et on était instruit à l'école en anglais. Aujourd'hui, la langue anglaise domine. Inévitablement, l'humour anglais, moins vif et moins spirituel - mais peut-être souvent plus subtil - que l'humour français, s'est imposé. Pour chercher l'humour vraiment jersiais, il faut puiser dans la langue et la vie jersiaise.
La religion a joué un rôle important. Nous avons eu 80 ans de calvinisme aux 16e et 17e siècles et un protestantisme dominant pendant 500 ans au sein duquel le non-conformisme à l'anglicanisme fut une puissante influence. Ce furent les aristocrates de l'île qui restèrent fidèles à l'Eglise anglicane au 19e siècle alors que l'évangélisme de Wesley entraînait le peuple. L'importance de l'individu est implicite dans le dicton :
« Un tchian peut bein èrgarder un évêque ».
Et on voit des notions de droit divin et du fatalisme dans l'expression humoristique :
« Le Bouon Dgieu en a mins pus sus la terre tch'i n'en r'verra ».
J'ai conclu que l'humour jersiais se moque de presque tout excepté le Bon Dieu et la mer.
L'irrévérence est réservée pour le Diable. La réalité de son existence est souvent reconnue - Il y a un air de familiarité plutôt que de crainte ou d'appréhension. L'union des inattendus qui caractérisent l'humour se voit dans
« Le Dgiable et l'monde sont couosins germains » rappelant le fait que les querelles de famille et la revanche sont souvent amères et méchantes. L'antipathie du paysan contre les hommes de loi s'exprime par :
« D'écrivains et d'avocats, le Dgiâbl'ye fait un grand amas ».
Une impossibilité économique :
« Quand pêtcheux et chasseux s'sont riches, le dgiâbl'ye es'sa ministre ».
La préférence d'avoir à traiter plutôt avec le grand chef qu'avec ses officiers et tout en ajoutant un mélange de cynisme :
« Vaut mus avait affaithe au dgiâbl'ye qu'à ses anges ».
Mais le diable a le sens de l'humour: « Un voleux tchi vole un autre, le dgiâbl'ye en rit ».
Cependant, il exerce sa vengeance :
« Le Bouon Dgieu donne les provisions et l'dgiâbl'ye envyie les tchuîsinnièthes ».
Le trilinguisme apporte une confusion non seulement au sujet de mots qui ont une ressemblance mais n'ont pas le même sens dans une autre langue, assez souvent, il s'ensuit que le mot est mal prononcé. Les méthodistes se servaient (et se servent encore aujourd'hui) de prêcheurs laïques. En général, ils prêchaient en français. Mais quelquefois, ils prêchaient en anglais qu'ils ne comprenaient pas très bien autrefois et ils avaient toujours tendance à se servir de longs mots. Un tel prêchant en anglais utilisa le mot anglais « phenomena » qui est le pluriel de « phenomenon » ou « phénomène » en français mais il le prononça « phénomèna ». Après l'office, un fidèle demanda au prédicateur d'expliquer ce mot. Les métaphores de la campagne viennent à son aide :
« Une vache pâturant dans un champ - ça n'est pas un phénomèna -
« Un chardon dans le champ - ça n'est pas un phénomèna -
« Une alouette chantant dans le ciel, ça n'est pas un phénomèna non plus.
« Mais une vache assise sur un chardon chantant comme une alouette, ça, c'est un phénomèna! »
L'esprit de la répartie - l'influence française? - se voit souvent. Deux fois par an, l'Association des Jersiais qui existe pour préserver la langue jersiaise organise un office divin, dirigé en jersiais. A l'entrée tout récemment, un ami dit à un autre: « J'espêthe que le bouon Dgieu comprend le Jerriais ». « Y n'a qu'à l'apprendre » répondit l'ami. Un troisième, avec peut-être un excès d'amour propre, ajouta : « Peut-être que le Bouon Dgieu est un Jerriais ! ».
L'orgueil de son pays et la rivalité entre régions produisent partout de l'humour essentiellement local. Les gens des îles de Jersey et Guernesey, séparés par seulement 30 km de mer sont presque des étrangers les uns pour les autres. Un mariage entre des personnes des deux îles est très rare. A Jersey, on dit :
« Tchi méthyis eune Dgernésiaise
Né s'sa janmais à s'n aise ».
Le Jersiais qui habite dans l'est de Jersey donnera comme raison pour ne pas habiter l'ouest de l'île que ce serait trop proche de Guernesey.
Comme exemple encore de raillerie ou plaisanterie moqueuse, on dit que celui qui est pris de diarrhée a «la djernesiaise». Les Guernesiais nomment cette affection «La jersiaise ».
A Jersey, les gens de la paroisse de Saint-Ouen, tout au nord-ouest de l'île se considèrent comme les vrais jersiais. En se moquant. on les appelle des « gris-ventres » un terme qui a pris un sens péjoratif mais en vérité est dû au corset d'oeuvre gris qu'ils portaient autrefois tandis que le reste de l'île en portait de bleus. Paroisse agricole et assez loin de la ville, on trouvait autrefois des Saint-Ouennais qui n'avaient que rarement visité la capitale de l'île. Les gens de l'est diront que, dans la paroisse de Saint-Ouen, même les missionnaires disparaissent mystérieusement...
Pour les amis de la nature à Jersey, le crapaud est sacré ; et il ne se trouve pas à Guernesey. Les Guernesiais appellent les Jersiais des « crapauds ». En revanche, les Jersiais appellent les Guernesiais des « ânes », animaux qui autrefois étaient nombreux dans cette Île et reconnus comme bêtes et têtus, et que l'on peut mener par la queue...
Le crapaud est laid, et pour beaucoup de gens répulsif à toucher. On dit « avaler un crapaud » quand il est nécessaire de faire quelque chose de désagréable.
La peau du crapaud ne permettant pas qu'il porte de puces, on dit de quelqu'un qui est dans une situation financière difficile
« Il a autant d'sous comme un crapaud a de puches ».
D'ailleurs, c'est un exemple de l'application d'une métaphore locale pour une idée qui est assez générale.
En Angleterre et en France, la métaphore est le pauvre rat d'église.
La rime souvent provoque l'humour en joignant des idées qui n'on aucune relation :
« Les bathis sont faits d'madelles
Les garçons embraîchent des hardelles »
« Le Bein est par mouochieaux
Les Pouôrres gens par troupieaux »
« Ordgilleux comme un poux »
« tchi marche sus du v'lous »
L'humour a un allié dans l'onomatopée. Dans le dialecte se trouvent des mots inventés par les Jersiais qui portent un élément d'amusement :
Eune achie d'plyie |
une averse |
Ouasser |
l'aboiement d'un chien |
Houichebat |
La battue d'oiseaux dans les haies le soir. |
Pataflias Clyînchas |
le bruit de la vaisselle |
du Hâsîn |
pour objets inutiles ou de peu de valeur. |
Comme partout, l'amour et la femme nous présentent une vraie richesse d'humour de divers genres :
« Les femmes et les pies
Ont hardi de d'vis, »
« Vieilles amours et tisons brûlés
sont des feux bein vite ralleunmés. »
« Mathyie-té ou n'té mathyie pas
Ta crouaix tu portéthas. »
« Femme tchi caqu'te et poule tchi pond
font du brit dans les maisons. »
Autrefois, le pêcheur qui restait à Jersey était considéré comme un paresseux. Ceux qui allaient au large étaient de vrais hommes.
En profitant d'onomatopée, on voit l'évocation de la vie du marin emigré dans deux expressions :
Quand quelqu'un discute de quelque chose de difficile ou d'incompréhensible ou de peu de valeur ou quand on doit se méfier, on dirait : « C'est du micmac ». Micmac est le nom des habitants indiens de la Nouvelle Ecosse et d'autres parties de l'est du Canada et leur langue était incompréhensible aux marins de Jersey.
(Il est intéressant de noter que ce mot existe dans ce sens dans le dictionnaire Harrap et dans le dictionnaire français de Raymond publié en 1832, mais il n'existe pas dans les dictionnaires d'anglais).
Quand un mariage ou une autre entreprise ne marche pas bien ou qu'il y a un manque de coopération on dit que c'est «eune Tchethue à tchians » cette métaphore provient des traîneaux dont on se servait au Canada, les chiens, souvent tirant d'un cote et de l'autre.
Les sobriquets nécessaires pour distinguer les membres de familles qui portaient le même nom de famille sont souvent amusants :
Happe la Lune |
quelqu'un qui regardait toujours en l'air |
Perruque |
portait toujours les cheveux longs |
Hale-sou |
un usurier, celui qui prête à la petite semaine ou propose une vente qui lèse l'acheteur. |
Nos écrivains jersiais - de Carteret, Le Brocq, Le Feuvre, Le Maistre, Luce, Marett, Mourant (ce dernier mieux connu sous le nom de plume « Bram Bilo ») et d'autres ont, chacun à leur façon, très bien décrit la vie à Jersey et ils ont commenté diversement la vie politique de l'Ile. Ils ont souvent fait des réflexions amusantes mais ils n'ont presque jamais été des critiques sévères. Ils avaient le caractère trop doux pour employer la satire, même si le sujet s'y prêtait ils ont plutôt idéalisé et «sentimentalisé» l'île et les îliens.
J'estime que notre humoriste le plus notable fut, sans aucun doute le dessinateur et caricaturiste Edmund BLAMPIED, décédé en 1966 à l'âge de 80 ans.
L'écrivain, en exprimant ses idées se trouve contraint par les mots, par la construction de la phrase, par la phonétique et par les différents sens des mots dans divers contextes. Le caricaturiste est, en grande partie, libéré de contraintes de ce genre. Employant la ligne en combinaison avec les quelques paroles de la légende, il peut transmettre son idée de façon plus concise avec l'effet d'être plus facile à retenir dans la mémoire.
Blampied, avec des talents très variés, nous a donné par ses gravures, dessins et peintures, un précis de la vie de campagne par le passé, souvent avec un humour subtil et délicat, mais toujours très adapté. Il a mis l'homme et l'animal de la ferme en parfaite harmonie. Il a démontré le campagnard Jersiais discutant, travaillant, ruminant, et presque toujours, provoquant un sourire.
L'un de ses dessins remarquables et typiques est celui qu'il a fait pendant l'occupation allemande au sujet des échanges qu'on faisait les uns avec les autres. Economisant ligne et parole, il nous donne un magnifique exemple de l'incongruité qui excite le rire. Il nous présente un fermier sourcilleux et un cochon dans « la cotte à cuouchons » avec la légende : - « truie pleine pour un violon ? »
Dans ses réflexions humoristiques, il employait quelquefois des légendes assez longues. Jersey eut sa propre milice pendant plus de six siècles. Blampied fut milicien pendant la première guerre mondiale. Avec ses traditions, la milice recevait les éloges de l'élite de l'île. Pour la carte d'un grand dîner de Jersiais, il produisit la caricature d'un milicien avec un seau comme casque et une fourche à foin à la place du fusil, ajoutant cette légende : - « Le Sieur Richard Le Vavasseur dit Blanc-de-Pied, Soldat de fortune et collectionneur de Bannelais pour le Saint-Martin. Officier de Connétable attaché au 5e Régiment des Wasseurs et en charge de la culasse des Opérations à Senlac en 1066. Soudainement foutu dans l'état passé par l'énémi (sic), il a cessé de respirer. Il est mort. Le sieur Wace, Poëte du régiment a réciter (sic) quelques de ses lignes touchantes et le Guillaume, notre Duc, a pleurer (sic). »
Et, pour faire bonne mesure, Blampied ajoute, en anglais, (je traduis) « extrait des écrits perdus de la collection Sansblague ».
L'humour n'est pas nécessairement une affaire de choses sur papier les événements comportent quelquefois des aspects humoristiques.
Autrefois, quand le pouvoir à Jersey était tenu par des partis politiques, la politique et les querelles des grandes familles produisaient les plus savoureux éléments de la vie sociale. Les électeurs n'étaient pas très nombreux et on pouvait constater d'avance le résultat probable. On changeait les horloges, on enivrait l'opposition ou en enlevait quelqu'un « le kidnappant » pour plusieurs heures et on se servait d'autres ruses. Avant la construction des salles de paroisses, certaines élections se faisaient à la sortie de l'église et d'autres au café. Un maire, voyant la salle en bas remplie d'adversaires passa au premier avec quelques-uns de ses amis et procéda à l'élection de ses favoris. En l'occurrence, la justice décida en sa faveur, vu que la 1oi n'imposait pas un lieu précis pour l'élection.
Jusqu'à un passé récent, il fallait payer un minimum de taxes basées sur la propriété foncière paroissiale pour avoir le droit de vote dans l'Assemblée de paroisse. Ainsi, on devenait « principal ». Un certain « principal » était le trublion de chaque assemblée. On lui réduisit ses taxes au-dessous du minimum et ainsi on se débarrassa de sa présence aux réunions. Le seul recours du trublion était de faire appel contre la diminution de sa taxe, ce qui aurait été encore plus comique !
Chacune des douze paroisses de Jersey a son église anglicane dont le recteur est nommé à vie. Des fidèles désirèrent un jour que leur recteur parte. Mais comment faire? Le recteur avait beaucoup de dettes et, même aujourd'hui, on peut incarcérer éventuellement quelqu'un qui ne peut pas payer ses dettes. On incarcéra le recteur le jour même où l'évêque devait visiter la paroisse croyant que, de cette façon, le recteur serait déshonoré. Mais au contraire, apprenant la mauvaise passe dans laquelle se trouvait le recteur, l'évêque paya toutes ses dettes et le recteur continua sa mission jusqu'à sa mort.
Un certain prédicateur laïc, fermier, était très émotif. Dans la chaire, il pleurait de joie en remerciant Dieu pour sa création, pleurant des larmes de détresse pour la trahison de Judas, et la nombreuse assistance pleurait avec lui. On s'étonna et l'on se demanda si c'était bien avec ses larmes qu'il vendit une vache à un Américain insouciant pour mille livres alors qu'elle n'en valait que vingt-cinq
Pour terminer :
Quand un Jersiais et un Français partagent un incident on peut peut-être s'attendre à voir leurs particularités démontrées :
Un Jersiais parcimonieux visitait Paris. Il cherche un restaurant bon marché et n'en trouve pas. Eventuellement, il s'arrête pour lire un menu et le « portier » l'incite à entrer. Il se trouve chez « Maxime ». Il étudie le menu très longuement et, enfin, commande deux oeufs sur le plat. Le maître d'hôtel n'est pas très content. Cinq minutes après, il interpelle le maître d'hôtel : « Maître d'Hôtel, pas trop de poivre, s'il vous plaît » - « Très bien, Monsieur ! » Cinq minutes plus tard : « Maître d'Hôtel, les oeufs bien cuits, s'il vous plaît » - « Très bien, Monsieur ! » Puis, encore : « Maître d'Hôtel, ces oeufs sur le plat, les oeufs sont frais n'est-ce pas ? » Réponse du maître d'hôtel d'une manière théâtrale : « Ah oui, Monsieur, et si cela vous intéresse, la poule s'appelle «Adèle».
Août 1978
Philip MAUGER de VEULLE
L'Humour Normand
Septembre 1978
Revue du Département de la Manche
Tome 21 : numéro spécial
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