Les Pages Jèrriaises

La Perte du Coutre "Laurel"


30 Juillet, 1844.

Minsèze de la vie humaine,
Que de melles à ta longue chaîne!
Que de souffrance, que de coups
Donnais partout, sans que nou sache
Ioù le grand bûcheux met sa hache .
Ya du dra au marchi pour tous. . . .

Dans chu temps-là Gouorait était un lieu prospèze,
Et nou n'y connaissait que de nom la minsèze;
Les hommes allaient pêqui des hîtres et du paisson,
Les femmes s'occupaient à netti la maison,
Et nou viyait partout la propretait angliaise .
Allant ove sa seu l' économie française.

Ch' etait char'mant à vais, un village modèle,
Et nou zy bâtissait chapelle après chapelle;
Car chés gens-là savaient qu'ichin comme en tout lieu
L'homme le seul heuzeux est l'homme qui sert Dieu,
Tout prospézait partout assais pour faize envie
Es pouores malheuzeux qui trouvent que la vie
Es duze et bain souvent fort pénible à traîné.

Un jour nou vit sorti du port du Vier-Châté
Vingt personnes montais dans un petit cotteur,
Si fiers et si contents et de si bouonne humeur,
Ils allaient au roqui appellé la "Conchière"
Pêqui du vrait tailli pour graissi lue terre.
Les gens sus la cauchie lue criyirent "à tantôt,"
Et les cheux du batè répondirent "à betôt,"
A betôt - hélas, qui pazole!
A betôt - souvent tu console;
A betôt - souvent est bonheur;
A betôt - tu donnes espézance;
A betôt - tu donnes souffrance;
A betôt - qui mot pour le coeur.

Jamais le temps ne fut pue calme ni pue bé,
Pas un nuage au ciel, pas de vent, et la mé
Sembliait pour chu jour-là s'être oquo adouochie,
Au point que le captaine en sortant la cauchie
Lue dit: "Mes bouonnes gens y nos faudra nagi,
"Ou bain jarrivezons bain trop tard au roqui."
Dès qu'il eut dit chonna les garçons étaient prêts,
Et quatre d'entre yeux ôtirent lue blianchets,
Et bain vite empoignant chacun un avizon
Se minrent à nagi drait sue Lavazizon.
Y fallait être là pour savé ou pour vaie
Comment nou s'amusit en traversant la baie.
Il est vrai que ch'etait des jeux bain innocents,
Les viers lue racontaient des scènes du vier temps,
Les filles s'amusaient à vangi les garçons,
D'autres passaient lue temps à nommé les maisons
De la Guézande allé jusqu'à la Pliate-rocque.
Nou contait les hernais du Mazais-à-la-Coque,
Et le long de la mielle allant vers le Huzé,
Nou disait yen a tant au pliain de Tom Touzé;
Pie nou les vit à l'iaue à traversé le banc.
Jusque là ils allaient tréjous s'entresuivant,
Mais y se divisirent et s'en furent bain lien
Les uns au "Caramé," les autres à "Roussêtain."

Duzant tout chu temps-là le Laurel qui filait
Se trouvi tout d' un coup au mitan du béquet
Où nou zavait envie de pêqui chu jour-là.
Le capitaine criyi: " Allons, nos gens, nos v'la
"Justement ou j'avais envie de vos amné.
"Vite à l'ancre, garçons, laûrais le p'tit baté,
"Et tandis que les uns s'en vont paqui les velles
"Les autres au roqui portezont les hardelles.
"Emportais tout à sec, prenais les faucillons,
"Travaillis lestement; du couosage, garçons!"

Chacun se mins à travailli,
A copé et à arrachi
Le vrait dont y faisaient des tas.
Les uns se minrent à le porté
Atou des frouques au baté,
D'autres atou des chivièzes-à-bras;
Tout le monde était couozageux,
Ils étaient tous si bain heuzeux
Que nou les entendait chantant.
Ch'est que chanté ôte la peine,
Chanté souvent vos donne haleine;
Heuzeuz qui chante en travaillant!

Ch'etait en même temps travas, pliaisi et rize;
Bain savant ezaitait l'homme quézait peu dize
En les viyant, hélas! que dans une heuze ou deux
La mort allait venin pour quatorze de yeux. . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tel fut le cas, pourtant, comme où zallais l'apprendre!

Il est vrai que jamais l'homme n'a seu comprendre
Les décrets qui ly sont réservais pour san bain,
Car le bon Dieu qui tient nos destins dans sa main
Fait tout pour sauvè tous devant qu'aucun ne meuze.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mé avait montait déjà au mains une heuze
Quand yun des vraiqueurs dit: "J'ézons un fort orage,
"Car je vait par-là bas un bain vilain nuage."
Y regardirent tous, et virent en effet
Quique chose de blianc qui en tout ressembliait
Sait à de la fumais ou bain à de la bliâze.
Ou n'était pas bain haut, ou l'était presque râse
Ove les gras roquiers que d'ichin nou peut vais
Drait au Su de Chaûsi et au Nord de Marquais;
Un fort vent la poussait qui la fit apréchi
Et presqu'en mains de rain ou couvrait tout Jérri.
La mé montait. Le vent de pue en pue du
Souffliait tantôt de l'Ouest et pie tantôt du Su.
Le Laurel n'était pas encouoze un vier baté;
Nou criyait qui pouvait résisté à la mé.
Dès que la carquaison fut tout à fait finie
Y montirent dedans toute la compagnie.
La mé montait tréjous et ou s'enrudissait:
Nou regardait partout, partout nou la viyait
Sautant, trembliant, rompant contre tous les roquiers,
Et vingt personnes là au mitan des dangiers. . . .
Et la mé moutonnait au Su tout comme au Nord,
Dépie la tou d'Ico jusqu'à la baie d' Anne-port.
Y sembliait qu' oulle allait boulant dans un abîme,
Chétait terrible et grand, chétait triste et sublime!
Le cotteur les berchait, y s'accrochaient partout
Comme fait un êfant qui ne marche qu'atout.~
Nou s' empoignait au vrait, à la bordaille, ès bans,
Nou tenait bon le mât, les velles, les hobans.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quart-d'heuze d'agonie et d'ênorme souffrance!..

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais à la fin y vint une tueur d'espézance, , "
Car quicun s' écriyit: "Le cotteur est à fliot!
Il est vrai qui bouogit le moindre petit miot,
Mais y restait tréjous à l'ancre dans l'erbi.
Le grand vent le poussait sue un petit roqui;
Une louême passit, le cotteur fit un bond,
Et pic à raide-brache y vint touchi le fond!
La bordaille crévit, des membres étaient rompus,
Louême après louême vint qui passait par-dessus.
Chès pouores gens avaient l'iaue jusqu'à la cheintuze..
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Devant que de mouozi qu'esche que l'homme enduze l
Nou le vait tellement s'accrochi à la vie
Comme si ou ne devait jamais être finie!
.........................................

L'homme peut se sauvé d'un trembliément de terre;
L'homme peut êcapé du pue fort d'une guerre;
Y peut même souvent guézi du choléra, -
Epreuves qui pour li ne sont que demié ma.
Mais comment êcapé quand la mé vain le prendre!..
Y ne peut pas se mettre à prié et attendre,
Y faudrait pour chonna qui changît sa natuze..
Y combattra la mort autant que la vie duze!..

Y ne lue restait don que le petit baté,
Espêce de cruchot qui n'en pouvait porté,
De tout chain qui zétaient, une demi-douzaine. .

Imaginons la peux, imaginons la peine
Que chès pouores gens-là eurent tous à souffri
En se viyant porté du cotteur au roqui!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En trais fais yen avait quatorze sue la pierre,
Sue le roqui connu par le nom de "Conchière."
Les six autres restaient dans le petit cruchot;
De cheux-là je ne veux pas même dize un mot.
Y furent tous sauvais. .chès chain qui demandaient.
Ch'est passait.. . . . . . . ... . . .. . .. .. ..... .. . . . ..

.. .. .. .. ... .Mais pensons es autres qui restaient
A être lapidais par la mé et les vents.

La mé montait tréjous..et pie de temps en temps
Ou sautait pardessus chet énorme roqui,
Et pie ou reculait mais pour requemanchi
Pue forte que jamais et biaucoup pue terrible
(Se tenin au roqui était presque impossible),
Et pie ou revenait faisant un bri affreux!
A la fin ou fini par en entraîner deux. .
Pie deux. .pie yun. .pie deux. .et les sept qui restaient
S'entre tenaient tous bon et sans doute attendaient
Que la prechaine louême allait les emporté!
Y zattendaient l'instant de se vaie êcrasé,
Car la mé tappait du à l'entour de lue tête. .
A la vaie nou zeut dit que chétait une fête,
Et qu' ou se réjouissait d'entendre tous lue cris!
A la fin nou zen vit disparaître oquo six. .
Y n'en restait don pue qu'un seul sus le roqui,
Jean Le Vesconte est là seul, y n'a pas fliéchi,
Mais se métant à jnors, y fit une prièze
Et y dit: "O mon Dieu! je t'en prie, sert de pèze
" A mes pouores êfants qui ne me verront pue!
" Que ma femme par té sait trejoue soutenue;
" Je me confie en té, car tu nos as promins
" D'être un homme à la veuve et pèze es orphelins!"
Pie y tendit les bras et lamé l'emporti.. . .
Une autre louême vint. . . . et tout était fini. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rain d' étrange n' eut lieu chu jour-là dans Gouorait
Mais quand arrivi l'euze où nou les rattendait
Nou vit passé un homme au fin feu de galop.. ..
Où il allait les gens ne le savaient pas trop;
Et tout en galopant nou zavait observait
Qui s'empoignait les gveux et se les arrachait!
Y faisait peux à vais, il était tout trembliant,
Y sangliottait tout haut comme fait un êfant,
Et y criyait tout haut es cheux qui le viyaient:
" Le Laurel est perdu et cheux qui le montaient!"

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si le feu avait prins au pouore petit village
Nou n'ézait pas tant veu peint sur chaque visage
De consternation, de peine, de regret,
Qu'après que l'étrangi à cheva eut passait.
Nou zentendi des cris de toutes les maisons;
Yeune plieuzait sen homme, sa fille, ses garçons;
D'autres avaient perdu et lue pèze et lue mèze,
Et pour d'autres chétait une seu ou un frèze;
Pour presque tous chétait ou couosin ou couosine,
Mais chétait bain pour tous et vaisin et vaisine.
Gouorait sembliait en tout être un grand coffre-à-mort!
Nou zentendait les cris jusque du Petit-fort.
Che n'était que soupirs, de l'agonie, du deu;
Gouorait sembliait alors couvert d'un grand lincheu!
Mais enfin la gniet vins qui couvrit lue minsèze.

.........................................

Le lendemain matin chacun se mins à faize
Chein qui pouvait de mue pour retrouvé les morts;
Et nou fut au roqui quand la mé en fut hors.
Quand nou vins là nou vit, hélas! le coeur en nâvre!
Dans l'erbi et partout cadâvre après cadavre.
Ne vla comment finît une bain triste fête!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais tout n'était pas dit, car y yeu une enquête,
Et là y fut prouvait (je l'avoue, j' en ai honte,
Et la sueur au front, quand je l'écris, me monte),
Que quoique la mé fût rude et qui yeut gros vent,
Ditait temps les batiaux en êcapent souvent.
Mais y faut pour chonna qui saient bain gouvernais,
Que l'équipage sait sobre et accoutumais.
Tel n'était pas le cas ichin, y fut connu
Que le tristre captaine, hélas! avait trop bu.

..........................................

Terrible verdic contre un homme!
Mais ne crains pas que je te nomme.
Je ne t'en veux pas, sait zen seux,
Mais j'en veux à chu vice infâme
Qui a perdu le corps et l'âme
De tant de pauvres malheuzeux.

Guerre à mort à chu vice immonde
Qui va dévastant tout le monde!
Qui a détruit tant de bonheurs
Et qui a causait tant d'alarmes!
Qui a fait versé tant de larmes....
Qui a fait sangni tant de coeurs!

Que les ivrognes sont à pliaindre!
Que de familles y zont fait geindre...
Que d'orphelins sans feu ni lieu. . . .
Que de femmes plieuzant dans l' ombre. . . .
Et que d'êfants au regard sombre
Pour l'hopita ou le bon Dieu!

Oh, apprends don, té qui t'ennivre,
Que je n'allons pas tréjoue vivre;
Que s'ennivré est un péché
Souvent qui dégénèze en crime,
Et qui condit l'homme à l'abyme!
Cesse donc de t'ennivré

Car tu vains de vaie la minsèze,
Qu'un seul homme, en un jour peut faize
En se livrant à la boisson.
Heuzeux qui peut passé sa vie
Sans goûté Gin ou Yiau-de-Vie,
Vin, Romme, Bièze ou tel poison.

 

L' ANMIN FLIPPE.

 

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