par
avec
par
Albert L. Carré
1966
Nous sommes honoré de ce que Messire Robert Le Masurier, D.S.C., Bailli de Jersey, ait bien voulu nous marquer son approbation par l'avant-propos qu'il nous a accordé. Son intérêt dans notre oeuvre n'est qu'une autre manifestation de son entier dévouement à tout ce qui concerne Jersey.
Nous sommes très reconnaissant aussi à M. Fernand Lechanteur de ce qu'il ait voulu nous donner sa recommandation si bienveillante et si élogieuse venant à la suite de son grand encouragement depuis bien des années. Nous sommes fier que notre intérêt mutuel soit ainsi marqué d'une manière permanente.
Nous ne prétendons pas rédiger une introduction érudite. Plutôt nous paraît-il utile de présenter quelques observations relatives à la raison d'être et au contenu de ce livre.
Le sol jersiais, son histoire et ses usages, sa langue devinrent de bonne heure le sujet de nos recherches et de nos méditations. Dans notre pensée il devenait urgent de fixer la langue du terroir par un travail aussi consciencieux que complet. Nous sentions qu'il fallait au plus tôt en révéler la richesse et la beauté en mettant à jour l'abondance des synonymes, et nous étions prêt, dès notre jeunesse, à nous consacrer à ce dessein. Ce qui suit est le résultat d'une vie d'observation et d'étude, une espèce de dictionnaire encyclopédique, seul en son genre croyons-nous. Nous avons essayé d'y renfermer tout mot connu avec sa signification française, et anglaise parfois, comme aussi les variétés dialectales (e.g. Guernesiais et Normand du Cotentin), les acceptions au propre et au figuré, toute expression usitée embrassant tous les aspects de la vie vraiment jersiaise, la flore et la faune du pays, les traditions, le folklore, et cétéra. À l'heure actuelle nous croyons pouvoir dire, comme on l'a dit pour Mistral, que nous avons su vaincre l'aridité d'une tâche difficile et que nous avons pu réaliser ce voeu de jeunesse. (Nous nous empressons de préciser que ce serait la seule comparaison de notre part que nous oserions faire avec ce grand homme célèbre à tous égards au sujet de la langue d'Oc). Nous avons consacré nos loisirs, presque une vie entière à l'étude de ce parler jersiais (le Jèrriais)-notre vieille langue natale que nous avons connue à fond-et nous pouvons ajouter que nous avons composé avec soin ce livre qui contient le fruit de nos patientes investigations, dictionnaire et tableau complet du genre de vie jersiais, la plus grande partie duquel n'aura jamais été consignée par écrit ailleurs.
Nous avons, pendant quelque quarante ans, comme le dit un autre auteur, "noté sur le vif, au jour le jour avec leur signification adaptée au fait du moment, les expressions entendues dans la vie des champs, ses occupations, ses soucis, son uniformité". C'est qu'en effet rien n'est peut-être plus difficile à faire qu'un glossaire, sans lacunes, d'un idiome quelconque. Nous sentions qu'il fallait des années pour tout voir, tout saisir, tout noter. Mais toute la complexité et l'envergure de la tâche ne nous apparut que lorsque nous y fûmes irrémédiablement lancé! Oui, que de fois avons-nous veillé fort avant dans la nuit-après avoir travaillé aux champs toute la journée! Comme il a fallu lutter! Nous avons tôt fait de nous rendre compte que, pour élaborer un dictionnaire qui serait une somme de vocabulaire jersiais, une connaissance profonde de toutes les choses jersiaises-les coutumes et le genre de vie du passé ainsi que du présent, les choses de la Nature, l'histoire, les traditions et le folklore, enfin tout ce qui a été dit ou pensé par nos gens de campagne surtout-nous serait de première nécessité. Nous aurons fait une ample moisson de termes, de locutions et de folklore en rencontrant à peu près toutes les familles vraiment jersiaises de chacune des douze paroisses, les personnes âgées, les vieillards, les patriarches et les commères-toutes ces bouonnes gens que nous comprenions parfaitement puisque leurs devis et leurs moeurs étaient les nôtres, leurs contes et leur manière de penser et d'agir semblables à tout ce que nous connaissions nous-même.
Au cours des années nous avons recueilli quotidiennement et de tous les côtés ces mots et expressions de notre langue maternelle; la tâche nous a fourni une accumulation de centaines de milliers de notes qui reflètent non seulement la langue qui est en voie de disparition mais aussi un mémoire du genre de vie jersiais qui, bientôt aussi, ne sera plus. Nous devons avoir questionné quelque dix mille personnes sur toutes sortes de choses jersiaises. Parmi elles quatre ou cinq cents auront été des amis (autrement que nos proches) que nous voyions assez souvent, mais une bonne soixantaine de gens - voir liste à la page xxiv - auront revêtu pour nous le vrai esprit jersiais: sans leurs connaissances cet ouvrage serait resté très incomplet. Il en était grand temps, disons-le; les renseignements qu'on pourrait recueillir de nos jours ne seraient que trop sujets à caution. L'anglicisation de l'Île entière se poursuit de plus en plus. Et les descendants bretons établis dans l'Île de la première, deuxième ou troisième génération qui ne sont pas anglicisés (car ceux-si s'anglicisent bien vite!) patoisent à leur manière et ont développé des prononciations vicieuses nullement jersiaises. Nous déclarons souvent dans le texte que - "Certains diront encore de nos jours . . .", "Maints anciens disent . . .", etc. Il est à noter que de telles remarques ne seront plus toujours correctes en 1966. Un bon nombre de ces "anciens" auront trépassé, quelques-uns des "certains" auront oublié. Disons aussi que, ces dernières années surtout, on aura vu la vie jersiaise changer complètement, à tel point que certaines illustrations dans le texte seront démodées au moment où ce dictionnaire sera publié. Nous disons, e.g. pour illustrer le terme crainchons... Nou donne les crainchons ès poules. Mais pareille citation n'a plus de raison d'être puisque ces dernières années on ne cultive presque plus les céréales, très peu de battage se faisant de nos jours.
Les Îles de la Manche, tout en menant une vie fort indépendante dans leur loyale appartenance à la Couronne anglaise, ont dû à leur isolement de préserver des traditions et des usages qui se sont effacés dans des pays plus fréquentés. De plus, et heureusement, à cause de son isolement notre parler aura conservé dans une large mesure sa pureté, en dépit de la concurrence et des influences exercées depuis longtemps par la langue anglaise. En effet, les parlers particuliers des quatre Îles de la Manche ont un intérêt spécial parce qu'ils sont restés très purs tandis que les dialectes de la Normandie continentale ont subi fortement dans leur évolution l'empreinte de la langue de Paris. Il est tout à fait remarquable que le jersiais survive même à l'intense anglicisation actuelle. Aujourd'hui les contaminations sont si nombreuses qu'elles le font trop souvent déchoir en véritable charabia ou "patois", et il ne pourra plus continuer longtemps à résister aux incursions de l'anglais. Il est sans doute des gens qui s'indignent de cette déchéance mais, bien qu'un gros effort ait été fait ces dernières années pour le faire revivre, il est maintenant si menacé qu'il nous est possible de prédire sa mort dans un avenir non lointain. Hélas, notre vieil idiome chancelant, méprisé par les jeunes, s'éteindra probablement dans la première moitié du siècle prochain, ou peu après.
On doit regretter vivement cette disparition du normand dans les Îles de la Manche, relique vénérable d'un grand passé. Lorsqu'elles auront perdu leurs parlers et seront complètement anglicisées, elles pourront difficilement espérer garder leur individualité. Et par l'ironie du sort, c'est bien leur charme et leur liberté qui ont attiré les influences étrangères qui tendent, souvent sans le vouloir, à les dépouiller de leur caractère spécial.
En nous écartant du sujet un instant nous constatons aussi le fait déplorable que même les familles purement jersiaises sont en passe de disparaître. On trouve rarement, et ce depuis quelques années, un voisinage, une rue quelconques, habités seulement par des familles vraiment jersiaises comme autrefois. Et qui plus est, les annonces des naissances chaque jour sur le journal du soir comprennent le plus souvent quatre ou cinq fois plus de noms étrangers (anglais, irlandais, bretons, italiens, etc.) que de noms jersiais.
Une question s'impose, peut-être. Pourquoi étudier un parler, un dialecte, un patois? La réponse des savants est que l'étude des parlers, dialectes ou patois présente un intérêt philologique, historique et sociologique et que, de plus, pour connaître entièrement une langue (dans ce cas la langue française) il faut aussi étudier les dialectes qui font partie de son domaine. Enfin, le grand Littré nous dit à ce sujet: "Les patois ou leurs ancêtres, les dialectes, sont les racines par lesquelles les grandes langues tiennent au sol". Il est une opinion beaucoup trop commune que le parler normand n'est que du français déformé. Au contraire, c'est un résidu des parlers provinciaux, et surtout de la langue d'Oïl, ayant une grande richesse de vocabulaire, de nombreux termes et expressions vives et pittoresques, termes et expressions qui sont de véritables fleurs du terroir. Quelle pensée attristante, que toute cette richesse nationale doive disparaître, demain, ou après-demain... !
" Bien que le langage soit fondamentalement le même dans toute la partie péninsulaire du département de la Manche, il y a de commune à commune des nuances très sensibles auxquelles les habitants ne se trompent pas" dit Jean Fleury dans son Essai sur le Patois Normand de La Hague. Pareille déclaration s'applique parfaitement au langage de Jersey, pays pourtant si petit, où nous connaissons les nuances des différentes régions ou paroisses - des îlots linguistiques, d'après les philologues - ainsi que les changements de vocabulaire très appréciables.
Nos recherches sur le premier des arts, celui de la parole, nous auront mené assez loin en nous faisant connaître une foule de textes et de titres d'autrefois, du XVIle siècle surtout. Celui qui voudra bien se reporter au Journal de Jean Chevalier, chroniqueur jersiais de ce siècle, verra combien ce récit historique est rempli de formes analogues au langage que nous employons encore de nos jours. Comme exemples donnons seulement - " prindrent ", "gremuller", "reut", "lerrons", "atout ", "propbitaire", de nos jours prîndrent, grémuler, r'eut, lèrrons, atout, probytéthe respectivement. Nous aurions voulu, si nous en avions eu le temps, compulser les anciens Actes dont il y a une foule, les Rôles d'Assises peut-être, datant du Moyen Âge, les Rôles des anciennes Cours féodales, etc., toute cette documentation susceptible de nous fournir des comparaisons fort intéressantes.
Au départ nous avons examiné soigneusement les essais importants et très précieux de Thomas Gaudin, d'Augustus Asplet Le Gros et de Philippe Langlois, le manuscrit du premier datant de la fin du siècle dernier, les autres d'il y a une centaine d'années, comme aussi sans doute le Glossaire du Patois Jersiais compilé dans les années après 1912 et publié en 1924 par La Société Jersiaise. Ce dernier aurait été le développement des contributions de ces amateurs très compétents. Remanié avec ces autres essais comme base, le Glossaire du Patois Jersiais aurait dû être beaucoup moins défectueux qu'il ne l'est. Le comité éditeur de celui-ci s'est borné à recueillir les mots les plus usités des travaux de Gaudin, Le Gros et Langlois, laissant les autres à l'écart. Nous avons beaucoup élargi cette base. Ensuite nous avons relu les centaines de textes en prose et en vers, etc., publiés dans les différents annuaires et autres périodiques depuis plus de cent ans, comme aussi des anciens inventaires, des accords, des manuscrits prêtés par des particuliers, tous susceptibles de nous donner des indices à l'égard du jerriais. Nous avions aussi en notre possession une quantité de notes manuscrites provenant de sources diverses ainsi que quelques listes de mots inédits, certaines de celles-ci vieilles d'une centaine d'années et très précieuses - entre autres un cahier bien tenu de Mlle Asplet, un autre très propre aussi de Jean Dorey, deux assez gros livres manuscrits contenant des notes d'intérêt des plumes de Philippe Langlois et A. A. Le Gros, etc. Enfin, feu M. Arthur Balleine lui-même avait laissé à sa mort un gros fouillis de notes, un embrouillamini confus d'écriture très tremblée, souvent illisible, de ses dernières années. Péniblement nous en avons extrait quand même certaines choses importantes.
Malheureusement beaucoup de documentation aura été perdue par manque de soin, ou manque d'intérêt. Nous en avons la preuve en voyant certains manuscrits incomplets; ceux qui sont égarés auraient sans doute pu fournir également de précieux renseignements.
Il est usuel de dire que notre parler est peu riche en littérature. En admettant volontiers que celle-ci, d'un caractère hétérogène, soit assez décousue, il s'en trouve pourtant une quantité considérable, éparse dans divers recueils, si l'on sait où la trouver. Nous avons puisé librement et complètement dans ce ramassis, non sans discernement bien sûr. Dans bien des cas ces écrits oubliés nous ont fourni des renseignements des plus utiles. Enfin la prose, et quelques vers, tirés des chroniques hebdomadaires publiées par les gazettes du cru et souvent sans grand intérêt, évoquent parfois pourtant les types et les moeurs d'un entourage quelconque, çà et là avec une orthographe cohérente. Si l'orthographe employée par la plupart de ces prosateurs et de ces versificateurs est toute fantaisiste, souvent entièrement phonétique et inattentive aux analogies et aux étymologies des mots, quelques auteurs cependant, parmi lesquels nous voulons signaler Messire Robert Pipon Maret(t), le Dr. Philippe Langlois, Augustus Asplet Le Gros, Jean Dorey, Henri Luce Manuel, Philippe Le Sueur Mourant, Jean Picot, Edwin J. Luce et George W. de Carteret, ont observé certaines règles: aussi leurs textes surpassent-ils les autres et sont-ils beaucoup plus faciles à lire.
Il ne nous paraît pas nécessaire de donner de longues explications sur la langue normande. D'autres l'auront fait avant nous. Notre but a été d'enregistrer fidèlement l'idiome de Jersey appris au sein de la famille, dans l'entourage de nos parents et amis, auprès de notre mère surtout. Disons que les dictons, locutions, etc., dont se servait principalement notre défunte mère ainsi que sa soeur notre tante et une ancienne grand-tante maternelle figurent dans ce dictionnaire par milliers. Elles s'en servaient à merveille, les connaissant presque tous croyons-nous. Du moins c'est ce qui nous semble en ce moment, des années plus tard. Nous n'avons que rarement voulu nous mêler d'étymologies, reconnaissant, comme le dit un autre auteur, qu'il n'est guère de terrain plus glissant. Ce domaine très intéressant mérite une étude toute spéciale que nous laisserons à d'autres. Comme d'autres, aussi, nous aurions pu en faire bon nombre de conjecturales. Notre tâche a été de fournir les matériaux, l'autre étude étant celle des étymologistes proprement dits.
La plupart des mots formant ce Dictionnaire nous sont parfaitement connus soit pour les avoir entendus maintes et maintes fois pendant plus de cinquante ans, soit pour nous en être servi nous-même. Aussi nous sont-ils encore d'usage aujourd'hui comme ils le sont d'ailleurs pour tant de gens pour qui l'angliaîchîn est langue d'emploi secondaire. Il y a cependant beaucoup de termes qui sont vieillis ou tombés en désuétude mais qui sont inclus comme ayant fait partie de la langue autrefois. Donc le parler qui figure dans ce Dictionnaire est moins celui d'aujourd'hui, de plus en plus farci de locutions bizarres moitié jersiaises moitié anglaises et modifié par une prononciation différente, que celui d'il y a cent ans, ou même seulement d'une cinquantaine d'années. C'est la langue que parlaient ceux qui nous l'ont apprise, qui est restée dans notre souvenir et qui, tandis que nous la parlons (et cela c'est le plus souvent), nous reporte aux années de notre enfance et à un Jersey bien différent de celui que nous voyons changer tous les jours. Bien que la langue ne soit qu'un pâle reflet de ce qu'elle était autrefois, hâtons-nous de signaler qu'il est encore quelques milliers de personnes d'un certain âge et des vieillards pour qui le jersiais est toujours très vivace, et même quelques centaines de jeunes gens qui se servent de leur idiome passablement et sans trop de viciations. Soit dit en passant que nous nous souvenons comment les personnes d'âge mûr se faisaient gloire d'instruire les jeunes à énoncer et à prononcer correctement. Depuis, mettons, les 1930 la langue aura dégénéré progressivement et l'on aura entendu des déformations et des viciations à foison. Par la suite presque personne ne se sera soucié de corriger les délinquents en pareilles circonstances. Tout bonnement, cela ne faisait plus rien!
Bien que dans la généralité des cas les termes ici définis soient particuliers au jersiais (ou langue normande), certains termes identiques ou analogues au français moderne sont inclus pourvu qu'ils soient connus ou qu'ils aient été assez bien connus des Jersiais. Dans pareils cas, même lorsque le terme est semblable au français, ou à peu près, souvent ce qui suit comme définition ou comme citation est purement jersiais, donc très important à relever. Il en est toutefois quelques-uns pour lesquels nous nous bornons à déclarer: terme bien connu mais d'emprunt, etc. Enfin nous y renfermons un petit nombre de termes qui se sont insinués dans le jersiais, d'origine anglaise, mais à condition d'être d'introduction d'une centaine d'années au moins. En général des exemples de l'emploi des mots sont donnés sous forme de locutions, de proverbes, etc., ou de citations choisies souvent très expressives mais caractéristiques de notre conversation, afin d'en faire ressortir la signification ou la portée. Dans bien des cas l'expression citée en est une employée en notre présence par un interlocuteur quelconque au cours des quarante ans de notre enquête. La plupart des citations données sont gravées dans notre mémoire en caractères ineffaçables. Lequel d'entre nous (campagnards jersiais) ne serait pas au fait, par exemple, de la citation donnée sous le mot bas - Ses clios sont remplyis d'bas; ch'est un sale fèrmyi. ?
Nous avons signalé les variations phonétiques et lexicologiques. Les nuances de prononciation des différentes parties de l'Île ainsi que les variations des termes et des formes, paraissent autant que possible. On verra souvent, par exemple, combien différent tel terme de l'Ouest peut être de celui de l'Est, etc.; et il est à remarquer que le vocabulaire de l'Est est manifestement moins étendu que celui de l'Ouest. Dans quelques cas nous avons jugé à propos d'emprunter à certains autres auteurs de lexiques, reproduisant à peu près mot à mot leur description pour un terme quelconque, mais uniquement parce que cette définition est celle qui convient parfaitement comme signification du mot jersiais.
Quant à la question de grammaire nous conseillerions de feuilleter l'Essai sur le Patois Normand de la Hague de Jean Fleury. La majeure partie de ce qu'il dit concernant phonétique et flexion, verbes et syntaxe, etc., s'applique au parler normand des Îles. Nous donnons quand même ailleurs quelques notes explicatives. Après bien des années d'étude nous nous sommes servi d'une orthographe établie suivant des règles précises. Nous n'avons guère eu l'intention de justifier des orthographes alternatives; qu'il nous suffise de constater que plusieurs prosateurs et versificateurs bas-normands sont d'accord avec nous. Il se peut que nous eussions dû avoir égard à la racine, latine ou autre, d'un terme, e.g. pais et mais - pois, mois, que nous aurions pu épeler peis, meis, du Latin pisum et mensis respectivement. Or nous savons que dans ce cas le lecteur jersiais préfère l'orthographe "ai" à l'orthographe "ei". Nous avons donné le plus souvent les "mots-souches" et les citations avec leur prononciation St. Ouënaise. C'est notre paroisse natale, celle d'ailleurs où notre famille d'agriculteurs a pris racine avant le XIVe siècle, est toujours restée et tient toujours pied en 1966.
Pour les équivalents des termes des autres dialectes normands disons que nous avons employé plutôt l'orthographe de Georges Métivier pour le guernesiais, de Jean Fleury, des frères Duméril, de R. G. de Beaucoudrey (canton de Percy, Manche) et autres que nous avons pu consulter pour faire des comparaisons avec la Normandie continentale. Nous avons donc consulté au besoin des ouvrages sur le vieux français ou le normand, en particulier les dictionnaires des sus-mentionnés, et ceux de Godefroy, Bescherelle, du Bois, Joret, La Marche et autres. Nous nous sommes servi sans doute de maints dictionnaires des langues française et anglaise, de plusieurs ouvrages étymologiques notamment celui d'Oscar Bloch.
Quand nous mentionnons G. F. B. de Gruchy dans le texte nous faisons allusion à son excellent ouvrage sur le régime foncier à Jersey, Medieval Land Tenures in Jersey.
Quelques noms de lieu ayant rapport à des mots du Dictionnaire sont inclus mais il nous a été impossible de donner tout ce que nous savons sur le sujet. Cette matière pourra servir plus tard, nous l'espérons, à une étude spéciale.
Il y a sûrement des termes, des expressions qui nous auront échappé soit pour n'avoir pu les saisir du premier coup en les entendant soit parce qu'ils sont depuis longtemps surannés. Des métiers tels que ceux du couvreux en paille, du monnyi, du tchèrpentchi d'navithe, du fileux, du tailyi, du tangneux, disparus au siècle dernier ou du moins ayant été pratiqués vers leur fin par quelques hommes qui oubliaient déjà la plupart des termes s'y rattachant, ne nous auront fourni que relativement peu de vocables. C'est d'ailleurs ce que nous avons pu constater chez les rares pêcheurs qui nous restent, chez les charpentiers et les menuisiers, même chez les fermiers pour les noms des mauvaises herbes, etc. Beaucoup de ces gens ignoraient les termes qu'ils auraient dû très bien connaître, un petit nombre seulement étant capables de nous renseigner au besoin. Il en existe sûrement, de ces termes, que nous n'aurons pu sauver de l'oubli.
Il y aura sans doute des erreurs dont nous nous excusons en raison de l'immensité de la tâche. Peut-être trouvera-t-on dans le texte français quelques constructions maladroites, quelques phrases que les puristes pourraient qualifier de jersio-français. Par exemple, nous disons parfois "à St. Jean", ou "dans Grouville", etc., sans distinction, et ce pour ne point répéter "dans la paroisse de . . .". Puis nous écrivons parfois "en" la paroisse de; c'est toujours ainsi qu'on dit en français officiel à Jersey. Nous exigeons peut-être des majuscules où le français n'en demande pas. Parfois aussi, en jersiais, nous donnons la deuxième personne du singulier de l'indicatif présent d'un verbe comme e.g. tu tapes, pour d'autres verbes sans s, comme bon nous semble. Peut-être aurions-nous pu donner davantage d'adjectifs. On verra certains verbes qui commencent par r ou r' aussi sous la forme èr, ou vice versa. Toutefois il existe peut-être des lacunes puisque tout ce que le préfixe signifie est sans doute - à nouveau, encore.
Nous avons employé l'orthographe des noms propres tels que St. Ouën, Ste. Marie, au lieu de ce qu'on écrirait en français courant.
Il nous reste maintenant le plaisir d'adresser nos plus vifs remerciements à tous ceux qui nous ont aidé pendant ces longues années de recherches. Leur complaisance nous a été vraiment précieuse. Nous remercions ces bons vieux et ces bonnes vieilles - pour la plupart disparus - qui nous ont fourni tant de renseignements, souvent en laissant tomber tous ces milliers de morceaux de la langue natale pour que nous les recueillions. Nous remercions surtout ceux qui nous auront encouragé d'une manière ou de l'autre, et tout particulièrement les sous-mentionnés qui ont été associés à cet ouvrage.
Nous sommes fort redevable à M. Ph. Mauger de Veulle. Nous nous sommes souvent demandé comment jamais, sans lui comme mentor, ce Dictionnaire eût été mis à jour. Philosophe et ami incomparable, les services qu'il nous a rendus sont tels que son nom eût dû figurer ici en lettres d'or. Ayant, dès les débuts de l'ouvrage, témoigné un intérêt tout personnel et pris l'initiative pour mettre en marche le "Don Balleine Trust", il s'est associé surtout ensuite à la publication de ce gros travail. Il a déployé une telle énergie, un tel talent et un tel tour de main pour surmonter toutes les difficultés et résoudre tous les problèmes que nous ne saurons jamais lui exprimer suffisamment toute notre reconnaissance. Il a été l'administrateur et le directeur commercial. Il y a mis tellement du sien, que par son aide, par ses soins, par ses conseils, et sous sa direction, nous aurons vu réaliser la parution de ce Dictionnaire du parler normand de Jersey.
Nous voulons enregistrer le nom de M. George F. Le Feuvre, citoyen des États-Unis mais Jersiais jusqu'à la moelle des os. Sa bonne compagnie pendant des centaines d'heures dans notre cabinet de travail, au cours de chacune de ses longues visites dans son île natale, nous aura énormément encouragé en nous assurant un certain soutien moral. Durant les années qu'il en aura suivi les péripéties il y aura apporté une entente toute spéciale, en lisant et relisant nos définitions, en manifestant une patience remarquable, en nous répétant toujours son désir ardent de "voir se réaliser ce grand ouvrage avant de rendre l'âme!" Aujourd'hui nous sommes heureux que Maît' George soit encore avec nous. Que ce livre soit donc aussi dédié à un vieil ami personnel, ami de sa paroisse de St. Ouën, ami de son viér Jèrri.
M. Max G. Lucas, notre cousin germain, mérite toute notre reconnaissance pour les services qu'il nous a rendus et pour sa sollicitude et ses conseils. Il a témoigné un intérêt étonnant envers nos études et nos recherches. Sous bien des rapports il nous est venu en aide maintes et maintes fois. Nous savons qu'il ne le cède à personne pour l'amour de la langue normande de ses pères. Nous nous faisons un devoir de consigner ces quelques lignes à cet autre Jersiais dans l'âme.
En achevant notre ouvrage nous nous souvenons de nos parents défunts, surtout de notre mère qui aura compris peut-être la première ce qui couvait dans la tête de son aîné dès un bas âge et qui, par la richesse exceptionnelle de son devis, par son intelligence et sa patience nous aura donné tant d'encouragement; de notre frère qui, sans trop comprendre l'intérêt que cela suscitait pour nous, nous répétait parfois un mot, une expression, entendus chez un ancien; de notre grand-tante Helena Sara Le Feuvre (La Tante Lena) qui, après notre mère, aura sans doute contribué le plus de termes, de dictons, etc., nous demandant presque tous les jours aussi comme nos père et mère, As-tu ouï chu mot? ou Connais-tu chu diton? Nous pensons à notre épouse et à nos trois fils qui n'auront jamais trop bien compris la nécessité de tant d'heures consacrées à cette tâche immense-la patience mutuelle s'y perdant parfois-mais qui se seront enfin rendu compte de la valeur de ce travail; à notre épouse encore qui, en partageant avec nous certaines privations et sacrifices imposés par notre tâche, aura contribué à cette oeuvre plus que nulle autre personne. Nous pensons à notre tante maternelle encore vivante, E. M. Huëlin (née Lucas), qui y aura fortement contribué elle aussi par la richesse de son vocabulaire; à notre oncle son mari qui n'aura jamais manqué de nous fournir un mot, une expression au besoin; à notre grand-oncle Ph. Édouard Le Feuvre (décédé en 1953 à l'âge de 88 ans), homme probe, grand observateur et riche en expérience des choses d'autrefois; à la vénérable et bien informée Mélie (ou Amélie) Le Brocq, octogénaire déjà au temps de notre jeunesse, à une ancienne grand-tante Henriette Le Maistre (Mme Briard), très raffinée et bonne et bien douce, qui nous racontait des choses recueillies de ses aïeux, donc des aïeux de nos grands-parents; à l'incomparable Mêrrienne (Mary Ann) Le Feuvre, tante de notre épouse, mine aussi de renseignements sur le passé; à l'inimitable Jean Priaulx, l'un de nos meilleurs informateurs; au patriarche François Férey de franc propos; à Nicolas Le Maistre (sans parenté), vieux paysan peu considéré par la plupart de ses concitoyens, connaissant en toute humilité tant de choses de la Nature, les croyances d'antan, des petits riens qui pour cette raison même s'oubliaient de plus en plus mais que nous savions dignes de recueillir.
Nous remercions chaleureusement Madame F. Le Sueur, B.Sc., botaniste. Spécialiste dans la matière, elle nous a souvent mis dans la bonne voie au sujet de la nomenclature des plantes, des arbres, etc. Beaucoup des noms latins que nous avions sus par coeur autrefois avaient bien changé ces dernières années. Sous sa direction nous donnons ceux-ci d'après l'ouvrage intitulé List of British Vascular Plants par J. E. Dandy, 1958. Elle est venue à notre secours aussi pour quelques identifications. Elle a été pleine d'attentions pour nous.
Pour ce qui est des noms latins de plantes ou fleurs des jardins nous les avons vérifiés pour la plupart dans le Gardening Encyclopaedia de Richard Sudell et autres ou dans Plant Names Simplified par A. T. Johnson, 1931.
Nous reconnaissons l'aide de feu M. R. F. Le Sueur, F. Z. S. Faisant autorité sur les poissons des eaux, des Îles de la Manche, et sur la zoologie pélagienne, il a bien voulu nous permettre de collaborer avec lui assez longtemps pour que nous puissions profiter de ses conseils. Les noms latins qui ne sont pas tirés du Catalogue illustré des animaux marins comestibles des côtes de France, etc., par Louis Joubin et Éd. Le Danois, sont donnés d'après le traité jusqu'à présent inédit de R. F. Le Sueur sur la faune littorale des Îles, ou d'après le livre de J. Sinel (pour les crabes, etc.): The Natural History of our Shores.
Quant à la désignation de certains insectes nous avons souvent fait appel à un collègue d'antan, M. G. E. Thomas, B.Sc., entomologiste de premier ordre et, comme nous, ami zélé de la Nature. Nous lui rendons grâces de son amabilité.
Enfin nous exprimons nos vifs remerciements aux personnes de tous les coins de l'Ile qui nous ont aidé dans notre tâche; en particulier, nous voulons mentionner les informateurs qui suivent comme étant parmi nos meilleurs, natifs ou d'origine des endroits indiqués. Disons qu'une bonne proportion de ceux-ci sont encore du rang des vivants.
De l'Ouest de l'Île, y compris quelques-uns du centre
St. Ouën
Le Coin: J. Le Blancq.
La Grande Cueillette: P. J. Le Brun.
Léoville: J. Clifford Malzard, Jas. Seager, Mme W. Syvret (née Priouët), Mme Vve A. Blampied.
Grantez:W. Farrell.
L'Étacq: W. Carré père, Ph. Gallienne, G. de la Perrelle Hacquoil, Mlle Marie Hacquoil, Clarence Le Cornu.
Les Landes: Mme Vve P. J. Amy, Mme Vve Pierre Carré (née Le Brocq), Ph. Brocq Carré, Mme Vve F. Hamon, Mme Vve P. J. Hamon, Frçs Hubert, Mme Vve Éliz. Le Boutillier, Édouard Le Feuvre.
Millais: Alf. de Caën, Frs Vivert Le Feuvre, Ph. F. Le Gresley, J. Malzard.
La Ville au Bas: Ph. du Feu fils Philippe.
La Ville Bagot: Chs. Alexandre père, Mme C. Alexandre fils, John Lucas fils John fils Jean.
La Ville au Neveu: J. Le M. Le Boutillier.
Vinchelez: Mme F. Le Maistre (née Amy), Mme P. L. Le Masurier, Alf. Vibert fils Philippe, Philippe Vibert fils Philippe fils Abraham.
St. Brélade
La Moie: Mme Vve W. Benest, Mlle K. Martel Le Boutillier.
Les Quennevais: Frs G. Le Rossignol.
St. Jean
Le Douët: W. Gavey.
Le Nord: A. Le Couteur Bisson.
St. Blaize: Mme J. Le M. Le Boutillier (née Le Marinel).
La Ville Emphrie: W. du Tôt.
Le Rondy: Le Rév. J. Arthur Balleine.
Le Sud: Éd. Le Cornu, C. J. Syvret.
Le Sud: John Le Marquand (Connétable, etc.)
St. Nicolas: Mme M. Trachy.
St. Laurent
Ste. Marie
St. Pierre
De l'Est de l'Île, y compris deux ou trois du centre
St. Martin
La Ville Brée: C. P. Billot fils.
Rozel: Chs. Le Cocq, Mme A. Perchard (née Noël), Émile Renouf.
Grouville
Fauvic: C. St. J. Brée, Touzel J. Brée.
La Rocque: W. J. Bertram, Osmond Hamon.
Les Marais: L. G. Godfray.
St. Clément
La Grande Vingtaine: Ph. Ahier, Mlle Mabel Le Riche.
St. Sauveur
Le Ponterrin: R. Anthoine Pépin.
Maufant: S. J. Hamelin.
La Trinité
La Croiserie: Mlle H. E. de Veulle.
La Ville à l'Évêque: J. Wesley Blampied, J. E. Colback.
Le Rondy: Jean Dorey.
Les Augrès: Mlle Lucille Picot.
F. LE MAISTRE
La Brecquette,
L'Étacq,
St. Ouën,
Jersey.
Septembre, 1966
J'écris sans hésiter que la publication de M. Frank Le Maistre est une belle et bonne oeuvre qui honore à la fois l'auteur de ce gigantesque recueil, les institutions et les autorités qui en ont favorisé l'élaboration et l'édition et, plus généralement, la vaillante race de Jersiais dont l'héritage linguistique se trouve ainsi recensé comme il ne l'avait jamais été auparavant et comme peu de parlers gallo-romans ne l'ont été.
Certes il est grand temps. Depuis longtemps l'auteur lui même m'a fait part de son scepticisme touchant l'avenir de son langage naturel, soumis à la pression fatale bien que non systématiquement organisée de l'anglais. Qu'il se dise qu'en Normandie continentale l'évolution est la même et que notre langue commune y est soumise à la pression du Français, moins frappante sans doute mais plus insidieuse parce que la langue officielle non seulement attaque le normand de front mais le mine par l'intérieur. Au moins le jerriais meurt-il debout en brave insulaire fidèle. Et s'il meurt ce n'est certainement pas la faute de l'auteur ni de ses amis dont je connais l'action quasi désespérée pour freiner la disparition du normand local.
La perte de sa langue est un évènement considérable dans la vie d'un peuple. Cela s'est produit bien des fois mais comporte une période particulièrement pénible pendant laquelle la culture n'est assurée ni dans une langue ni dans l'autre, exception faite des "happy few" qui individuellement surmontent l'obstacle. Le peuple de Jersey en est à ce stade. Je l'ai dit à mes amis jersiais et leur répète ici que dans leur cas cela est particulièrement grave. Non seulement cette perte est une rupture sentimentale qui affecte le comportement des individus mais dans la présente situation il est à craindre qu'elle ne provoque un sensible appauvrissement de la personnalité insulaire et une régression du rôle considérable joué par les Normands des Îles de la Manche parmi les peuples de l'Empire Britannique et ailleurs. Cette race de vieux Normands trilingues, élevés en jerriais, instruits en anglais et en français, trouvait dans son langage traditionnel une sorte de refuge intime où se retrempait leur nature de calmes conquérants. En même temps l'idiome natal leur permettait de greffer sur cette souche une excellente connaissance du français ce qui joint à l'anglais appris obligatoirement leur assurait une communication directe avec le monde entier. Infidèles à leur langage et à leurs traditions les Jersiais seront-ils plus riches d'esprit et de culture? J'en doute un peu, à en juger par mes contacts avec certains unilingues. Nul, certes, ne les a contraints. Ils ont choisi eux-mêmes ou leurs parents ont choisi pour eux, la voie de la facilité apparente qui est une voie dangereuse à bien des égards. Je crois savoir que les plus grands Jersiais ont été aussi parmi les plus fidèles. De toute façon il s'imposait devant la situation actuelle de réaliser cet inventaire du vocabulaire insulaire traditionnel. Répertoire incomparable d'un état linguistique menacé, témoignage de piété filiale, l'oeuvre de Frank Le Maistre est donc vraiment belle, belle comme le travail d'un laboureur acharné à la mise en valeur de sa terre ancestrale.
Au fait c'est exactement l'oeuvre d'un laboureur. C'est pourquoi elle est non seulement belle mais bonne et utile à bien d'autres qu'au laboureur et à ses proches. Le jerriais n'est pas inconnu des philologues qui depuis un siècle attachent du prix à l'étude détaillée et comparative des patois. Sa richesse en archaïsmes et en originalités phonétiques a retenu l'attention des linguistes et fait l'objet de recherches pertinentes, singulièrement intéressantes. S'il plaît à Dieu, aussi longtemps que quelques insulaires useront encore du vieil idiome coloré de leurs aïeux un phonéticien pourra en étudier les formes et son travail ne sera pas inutile. En matière de lexique le problème est tout différent. Seul un fils sensible de l'île pouvait mener à bien une telle exploration du vocabulaire local jusqu'au détail technologique le plus menu, jusqu'à la nuance affective la plus fine. Nul étranger, fût-il un Normand passionné et nourri dans le langage normand le plus proche du jerriais n'aurait pu mener à bien cette extraordinaire investigation. Pour le faire il fallait avoir, étant "mousse", "chèrchi des gênottes dans les mielles", avoir "laûné san temps" le long des petits chemins, avoir été "vraitchi" par les grèves, suivi la charrue, fréquenté la "bâsse-ieau" et au demeurant s'être empli le coeur et l'esprit depuis son enfance, comme l'a fait "Fraînque" Le Maistre, des récits des anciens encore tout plongés dans la tradition de la sorcellerie ou des moeurs des siècles passés. J'ai eu le bonheur d'assister un soir chez l'auteur à une réunion autour d'une bonne table de respectables "yeomen", vrais fils de l'île, discutant de tel ou de tel mot, de son sens et de sa prononciation, comparant le vocable de Vinchelez avec celui de Faldouët et j'étais émerveillé de l'intelligence et du discernement qu'ils mettaient dans leur propos. Ce soir-là, au milieu des ténèbres venteuses, la pièce où nous étions assemblés me faisait l'effet d'un navire, en perdition physique peut-être, mais habité par un équipage au coeur indomptable.
Encore ne suffit-il pas d'être indomptablement attaché à son langage pour réussir une oeuvre semblable. L'auteur a travaillé sans relâche pendant de longues années et s'est astreint à définir clairement les moindres emplois des mots. Ce n'est pas besogne aisée et beaucoup de lexiques souffrent de mauvaises définitions, surtout en ce qui concerne la botanique et la zoologie. Monsieur Le Maistre possède des connaissances extrêmement poussées en ce domaine et les définitions des mots dialectaux par leur équivalent scientifique latin, accompagné du terme anglais correspondant ne permettent aucun doute au lecteur, justement avide de précision. Or, en dehors des Îles de la Manche ce 'trésor de la vieille langue normande de Jersey' trouvera des lecteurs exigeants et heureux. En Normandie continentale d'abord, particulièrement dans mon Cotentin natal, où la parenté des langages avec celui de Jersey augmentera d'un aspect sentimental l'intérêt scientifique. Nous sommes, en Normandie, riches de glossaires dialectaux anciens ou plus récents. Certains sont bons. Aucun ne saurait cependant rivaliser avec l'ouvrage de Frank Le Maistre, ni par la richesse ni par la précision. Tous les chercheurs en Normandie consulteront avec passion et satisfaction ce recueil. Mais pas seulement en Normandie. En France, dans les pays de langue romane, dans d'autres aussi où tant d'érudits travaillent sur le français et ses dialectes, ce livre sera une inépuisable source de renseignements d'une authenticité indiscutable. Certains penseront peut-être qu'une orthographe phonétique eût été souhaitable. La chose n'était pas impossible mais nullement indispensable, elle pouvait même être nuisible à certains égards. Les variations phonétiques à l'intérieur de Jersey obligeaient à une orthographe moyenne qui est celle utilisée communément de nos jours dans les productions littéraires locales. Elle suffit pour une étude qui est avant tout une exploration méthodique du vocabulaire.
Avec ce considérable répertoire les lecteurs les plus exigeants seront comblés, ils devront leur satisfaction au travail opiniâtre d' "un vrai Jèrriais et Nouormand d'race". Frank Le Maistre peut être certain que longtemps après lui, longtemps après que le dernier homme parlant jerriais aura rejoint ses ancêtres, les romanistes consulteront avec profit et attendrissement cette oeuvre monumentale que lui aura fait concevoir et mener à bonne fin son amour du pays, son indéfectible attachement à la langue de ses pères, de nos pères.
Fernand Lechanteur
Agrégé de l' Université,
Proviseur du Lycée Malherbe,
Chargé d'un cours de dialectologie normande à la Faculté des Lettres de Caen, ville où fut "clerc lisant" Maistre Wace
Depuis un demi-siècle, Jersey éprouve des désirs contradictoires de stabilité et de changement. La mesure dans laquelle l'Île a pu concilier ces désirs est une matière à controverse. Cependant, nombreux sont ceux qui partageront mon impression de perte en observant la disparition progressive du parler jersiais qui, comme toutes les langues, a exercé au cours des siècles son influence subtile sur le caractère et la pensée du peuple.
Nous ne pouvons pas, et nous ne voudrions pas, résister à l'influence pénétrante et aux nombreux attraits de la langue anglaise, qui domine maintenant dans l'Île. Évoquant toutefois les mots du Dr. Johnson: "les langues sont la souche des nations", je crois qu'il est de notre devoir de consigner par écrit, aussi complètement que possible, les paroles en voie de disparition qui, au cours de tant de siècles, ont servi aux Jersiais de moyen ordinaire de communication et nous ont liés de tres près à nos voisins continentaux. Les connaissances encyclopédiques de M. Frank Le Maistre sur toutes les choses vraiment jersiaises et son étude approfondie de l'idiome local et de ses nombreuses associations le rendaient admirablement apte à remplir cette tâche énorme et exceptionnelle. Jersey n'a jamais manqué d'habitants dévoues et je connais M. Le Maistre depuis assez longtemps pour savoir que la compilation de ce dictionnaire a été pour lui une mission plutôt qu'une tâche et qu'il y a consacré une vie entière de travail assidu et d'abnégation. Il était presque inévitable que l'auteur fût un vrai fils de la paroisse de St. Ouën, paroisse qui reste profondement attachée à la langue et aux traditions jersiaises.
Je suis heureux de l'appui que le gouvernement de l'Ile a jugé bon de prêter à la publication de ce volume et en félicitant l'auteur et les éditeurs de cet ouvrage remarquable, je me rejouis - comme le feront certainement tous les Jersiais - de savoir que quels que soient les reproches que nos descendants puissent faire à notre génération, ils ne nous accuseront pas d'indifférence envers la préservation du langage courant de nos ancêtres. Puisse l'interet stimulé à Jersey et ailleurs par l'oeuvre de Frank Le Maistre prolonger, bien plus que nous n'osions l'espérer, la survivance de notre langue!
R. H. LE MASURIER.
Bailli de Jersey
Ce Dictionnaire est le fruit d'une étude de la langue jersiaise, étude à laquelle M. Frank Le Maistre, campagnard jersiais fidèle au mode de vie traditionnel jersiais, s'est consacré toute sa vie. Sa connaissance de la langue et de son usage est à la fois profonde et unique, et fort heureusement, il a eu l'habileté, la résolution et la diligence inlassable requises pour noter 'sa vaste documentation sous une forme adaptée à la publication.
Nous croyons que tous les Jersiais partageront notre vive appréciation de son oeuvre remarquable et notre joie de voir la langue consignée par écrit d'une façon permanente pour les temps à venir. Nous saluons un grand Jersiais.
Sans l'aide financière des États de Jersey, il eût été impossible de publier ce livre. C'est une grande satisfaction que de voir l'importance de la consignation précise et complète de ce trait si distinctif de l'héritage jersiais, notre idiome natal, reconnue matériellement par le gouvernement de l'île.
Le professeur Albert Carré a bien voulu se charger de compiler le Vocabulaire Français-Jersiais qui peut servir d'index au texte; le texte français a profité de sa critique. Dans le travail de cette compilation, il a été aidé efficacement par Mrs. Olive Moore. L'attrait du livre se trouve accru par leur collaboration, et nous les remercions chaleureusement.
Un concours indispensable nous a été fourni par Messrs. R. Boudin et E. L. Dellow, dont la tâche a été de corriger les épreuves, avant et après la mise en pages, antérieurement au dernier et énorme examen de l'auteur. Nous apprécions hautement la compétence dont ils ont fait preuve dans l'exécution de ce travail ardu. Nous remercions aussi le personnel du Greffe des États d'avoir microfilmé pour nous le dactylogramme du texte, et M. J. E. Le Couteur pour avoir dessiné les cartes.
Nous tenons à dire aussi aux imprimeurs, Messrs. Spottiswoode, Ballantyne and Co. Ltd., de Londres et Colchester, combien nous avons apprécié, au cours de cette production, leur vif intérêt, leur constante coopération, et la qualité de leur travail. Nous n'aurions pas pu être mieux servis.
L'assemblement et l'étude des nombreux matériaux nécessaires à la préparation du texte furent entrepris par l'auteur juste à temps pour assurer la conservation de la plupart des connaissances de la vieille génération, connaissances qui, autrement, seraient disparues avec elle. Depuis la Première Guerre mondiale Jersey a subi de grands changements et tout en préservant jalousement son ancienne autonomie et de nombreux traits caractéristiques de sa Constitution, de ses lois et de son administration, elle a vu l'emploi de sa propre langue décliner rapidement.
Pendant des siècles, le français a été la langue écrite officielle de l'île, mais la langue qu'on parlait communément était l'idiome local, apparenté, tout en s'en distinguant nettement, aux parlers qu'on entend encore en Normandie et dans les autres îles de la Manche. Pour des raisons diverses, l'emploi de l'anglais s'étendit rapidement au dix-neuvième siècle: vers 1900, c'était la langue dominante à St. Hélier, capitale et port de l'île. Dans les autres paroisses, où la population était très unie et de tradition agricole, l'idiome local tint bon jusqu'à la décade de 1920 à 1930.
Par suite d'un mouvement touristique croissant et de l'affluence de résidents anglais, la langue anglaise est devenue rapidement, bien qu'inconsciemment, le moyen ordinaire de communication; elle s'emploie ordinairement dans les tribunaux et dans l'Assemblée des États. Le français s'emploie encore pour certaines matières juridiques ou administratives, mais la connaissance des langues française et jersiaise est devenue relativement rare chez les personnes de moins de trente ans. Cependant, on entend encore l'idiome local à la campagne, et une société florissante (L'Assembliée d'Jèrriais) s'en sert exclusivement à ses réunions mensuelles et dans sa publication trimestrielle. Le journal quotidien local publie une colonne hebdomadaire en langue jersiaise.
La grande prospérité de Jersey depuis la Seconde Guerre mondiale a eu pour résultat l'acceptation de l'irruption intensifiée dans ce qu'on peut appeler le mode de vie jersiais. Mais si cette irruption est acceptée, elle n'est pas toujours bien accueillie. Beaucoup de Jersiais pensent que cela amoindrit le caractère distinctif de l'île, et sape les fondements de son indépendance. Quoi qu'il en soit, rares sont ceux qui nieront que le déclin et la disparition finale de l'idiome local soient une perte sociale sérieuse. La langue est plus qu'un moyen de communication, car elle est dépositaire de la vie et de la pensée d'un peuple. Les Jersiais des pêcheries de Terre-Neuve et de Gaspé, les marins de l'île qui couraient le monde, les corsaires et les contrebandiers, les tricoteurs et les producteurs de cidre, les fermiers depuis longtemps attachés à la glèbe, les armateurs locaux, les maçons qui taillaient le granit du pays, les liens de la famille et de la paroi sse, l'influence des Calvinistes et de beaucoup de réfugiés, les coutumes féodales maintenues, la sagesse et les erreurs d'un peuple fort et conscient de son entité politique: tout cela, et beaucoup plus, se reflète dans la richesse et dans les nuances et locutions de la langue jersiaise. Ce livre est une consignation, aussi complète que possible, de cette langue. Il excède de beaucoup l'envergure du Glossaire du Patois Jersiais publié en 1924 par la Société Jersiaise, et de A Glossary of Jersey-French publié en 1960 pour "The Philological Society" par Basil Blackwell, Oxford, ouvrage dans lequel l'auteur N. C. W. Spence, B.A., Ph.D., se sert de l'alphabet phonétique international, et donne les équivalents et les explications en anglais.
Par une heureuse coïncidence, la publication de ce volume se fait au moment du neuf centième anniversaire des événements de 1066. La langue, les lois et les coutumes de Jersey ont leurs racines dans l'ancien Duché de Normandie dont Jersey faisait alors partie. Il est à propos que cet ouvrage serve à commémorer ces grands événements historiques, dont une des conséquences a été la longue association de Jersey avec la Couronne anglaise.
Nous, les éditeurs, ne l'offrons cependant pas simplement pour rendre hommage au passé, ni seulement comme moyen de préservation. Nous croyons qu'il sera utile aux étudiants de nombreux pays, et nous espérons qu'à Jersey même il servira à stimuler et à entretenir l'étude et l'emploi de l'idiome local pour son intérêt inhérent et le plaisir culturel qu'il présente.
C'est à une donation testamentaire d'un fervent Jersiais, feu Arthur E. Balleine (1864-1943), que les éditeurs, le "Don Balleine Trust", doivent leur existence. M. Balleine encouragea personnellement M. Le Maistre à poursuivre ses études et c'est grâce au soutien matériel du Trust que son livre allait pouvoir être publié.
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