La Section de la langue Jèrriaise

Cakjai et Cakoula

1947


Un doyen de l'Église anglicane, nouvellement nommé à Jersey, rencontre sur la route une petite fille qui, dans son tablier relevé, emporte quelque chose qui remue. Le révérend qui, parlant fort bien français, se flatte à l'avance de comprendre les insulaires, arrête la fillette et lui demande :

- Qu'emportes-tu dans ton tablier?

- Ch'est un Cakjai.

« Un Cakjai? » se dit le Révérend, qui pense vaguement à un oiseau tenant du geai.

Pour en avoir le coeur net, il interroge une compagne de la fillette, lui demande, à elle aussi, ce qu'il y a dans le tablier, et il s'entend répondre :

- Ch'est un cakoula.

Renseignement pris, la première fillette avait répondu

- C'est un chat que j'ai.

La seconde :

- C'est un chat qu'elle a...


Le Marquand On lit aux annonces des CHRONIQUES

FERMIERS,

« SI VOS FAUT D'LA GRAINE D'HERBE POUR EN'SEMENCHI AUPRÈS L'SÉTOTS, INSISTEZ SUS NOT' GRAINE DE TOUTE PREMIETHE QUALITÉ, ÈS PRIX LES PUS RAISONNABLYES, QUI F'THA LES BETTES VOS DONNÉ DU LAIT A LA BOUCTÉE.

«SI OU N'AVEZ PAS L'TEMPS DE V'NIN PAR LA BOUTIQUE, FAITES-NOUS LE SAVER, TEL. 235, ET J'VOS L'APPORTETHONT AVEC PLIAISI. »

Cela se comprend à peu près, quand on le lit, moins quand on l'entend. Ce th, en particulier, qui vaut un r - « La puthe véthité, j'vos juthe » - vous fait très vite lâcher le fil. Ailleurs, c'est le tch qui vous met en difficulté. « Ma belle-méthe tchi'n sé pon dansé pus qu'eunne fûtaille... » Ma belle-mère qui ne sait point danser... soit. Mais quand on vous dira : « Tch'il tait tchestchron de vos yienvé tchiques bouteilles de litcheur » comprendrez-vous qu'il etait question de vous envoyer quelques bouteilles de liqueur ?

Beaucoup de nos patois ressemblent à un morceau de français joué avec des fausses notes, mots déformés, barbarismes dans les temps des verbes ou dans les accords : j'allions, il trouvit...

Pour le patois jersiais, c'est autre chose. Figurez une page de musique écrite avec cinq bémols ou dièses à la clef, et qu'on vous joue, après avoir eu soin de gratter ces bémols ou ces dièses. Vous reconnaissez le mouvement, vous entrevoyez parfois la ligne mélodique, mais vous n'en êtes pas moins déconcerté, et tout le sens du morceau ainsi déforme vous échappe. Comment deviner qu'une Tchétue est une charrue, même si l'on ajoute « à six j'vaux » ?

A côté des mots défigurés, il y a encore toute la liste des termes ruraux parfaitement hermétiques : un bouorré est un harnais, une jougue une cruche, une bringe une brosse, un cônué une traverse.

Les linguistes vous assureront pourtant que loin d'être altérée, l'ancienne prononciation française s'est conservée dans les îles plus pure que dans le reste de la France. Un Jersiais qui pour boire dit « baire », « drait » pour droit, et « vaisin » pour voisin, parle comme on parlait au XIIIe siècle. Il dit agnel » et « coutel » comme le Roman de la Rose, et s'il appelle un chat un cat, une vache une vaque, c'est qu'il est reste plus près que nous du latin catus et vacca.

Comme tous les fermiers des îles parlent anglais, leur patois annexe encore toute une provision de mots britanniques : « Le « gardin » jersiais est intermédiaire entre notre « jardin » et le « garden » anglais. Faire une promenade se dira « avé eune raide ». «J'soummes allright » s'entend de reste, comme « monter dans le railouais ». On ne dira pas « mon épicier », mais « man grocer ». On ne mettra pas ses pantoufles en tapisserie mais ses « slippeurs en tapis ».

Les îles ont fixé leur patois, grâce aux folkloristes, dans un assez grand nombre d'ouvrages. Sans parler des études proprement linguistiques, on trouve la-bas quantité de recueils d'anas, de proverbes, de contes, écrits en patois jersiais.

Il est plus facile d'y glaner que de suivre une conversation sur le marché de Saint-Ouen. Au bout de quelques pages, le texte s'éclaire, et l'on est payé de sa peine : c'est toute la Normandie madrée, gaillarde, serrée, pratique, prudente, qui vous parle et qui vit. Ne la reconnaissez-vous pas dans ces dictons :

«Apportais d'siez vous siez nous, mais n'emportais pas d'siez nous siez vous. »

« Ben v'nu qu'apporte, mal erchut qu'emporte ».

« C'hest la gauche qui compte et la draite qui paie. »

« Argent qui r'mue gangne ».

« Il est comme un porc qui n'fait du bein qu'après sa môt ».

«Il a trijoux peu' que l'Bon Djeu n'ly manque ».

« Il est bon quand y dort ; son réveil l'y fait tort ».

« Il est orgueilleux comme un pouet (pou) qui marche sur du velou's »

« Jamais vaque n'a trouvé son viau laid ».

« Les siens qui liquent (lèchent) la broche, mangeraient bein l erôti».

« Les siens
(ceux) qui ont des noix trouvent les pierres ou les casser

« Quand la fortune passe à cotai, gaffaies-la par le toupet »

« Homme de paille vaut fille d'argent ».

Bram Bilo M. de Laquaine, le directeur des CHRONIQUES DE JERSEY, l'homme des îles qui connaît le mieux les paysans, qui parle et écrit leur patois, a composé un petit livre, BRACHIE D'HISTOUETHES EN JERRIAIS, où il a lié la « brassée » d'histoires patoisantes qu'il a publiées, des années durant, dans son journal. Toute la vie paysanne de l'île s'y anime, souvent jusqu'à la charge - ces histoires ont eté écrites pour amuser les lecteurs de campagne mais l'observation aiguë y apparaît sous le grossissement, et leur naturel vous enchante.

On y conte le voyage de Bram Bilo, de Saint-Ouen, qui visite l'exposition et découvre la tour Eiffel. C'est une paysannerie qui date, mais qui fut classique. Sa bonne femme s'apeure dans le train : « Ou (elle) criait qu'la machine s'était équapée ». Aussi, à la première station ne manqua-t-elle pas d'offrir douze sous à « l'engineer, » pour qu'il aille plus doucement. Les « soudards », qui montent la garde sur les degrés de l'Élysée, l'impressionnent. Cela fait souvenir que lorsque Wellington mourut, on annonça ainsi sa mort dans les îles : « le grand soudard est mort ».

Savez-vous faire le beurre noir à la jersiaise ? C'est tout autre chose que de le laisser roussir dans une poêle! Il y faut sept ou huit garçons du voisinage et autant de filles. Tout ce monde commence par peler et émincer de savoureuses pommes d'Avranches, une douzaine de citrons, et par râper une pinte de clous de girofle.

Cela fait, on soupe. Puis, tandis que garçons et filles s'en vont dans le parloir chanter, jouer et musarder, on met solennellement la bassine au feu, avec dedans douze pots de cidre, un morceau de couenne de lard roussi, les pommes enfin mêlées aux citrons et aux clous de girofle. N'allez pas oublier une branche d'épine pour éloigner les sorciers!

Pendant que cela réduit, on joue, on boit, on chante, on bavarde : «Les servantes de ce temps-ci ne valent point cher ». « Contre la rougeole, il n'y a rien de tel que de tremper les éfants dans le vinaigre bouilli »... Mais aucun de ces passe-temps ne doit faire oublier le devoir impérieux de remuer sans cesse la mélasse qui s'épaissit. Chacun, à tour de rôle, s'y emploie et s'y essouffle: « Remue, mon buzard, remue mon fiston, remue raide! Gratte le fond, mon ami, frotte les bords, mon cousin, remue à force de corps! Tiens bois une bolée, bois deux bolées et remue, Goddem! »

Enfin, brun et reluisant, le nier-beurre est cuit. On l'empote dans des pots de grès et la « bordée » se sépare.

Cette veillée du nier-beurre est une des traditions les plus immuables de l'île.

LA BRACHIE nous présente ce veuvi embarrasse qui songe à se remarier, et qui hésite entre une jolie fille, qui n'a que ses beaux yeux, et une veuve d'âge canonique, mais à son aise « D'un coté eune poulette toute neuve ov (avec) des gveux (cheveux) d'souée, mais rin dans la main. D'l'autre coté, eune poule de seconde main, et quarante-cinq louis dé r'vénus sans compter l'meubye meubyant. »

Voici un autre veuf, Amice, qui au retour de l'enterrement de sa femme, se trouve tout « episthoté », en se demandant qui va lui racommoder ses chemises, lui faire à manger et lui tenir compagnie les soirées d'hiver.

On frappe à la porte. « Ch'tait Missie Gabeldu ov sa Bibye. Oul avait la fache longue et maigre, les lèvres pinchies et l'sieux baissis, comme nous fait trejous pour eunne visite de deu (deuil). Sans mot dithe ou prend eunne tchaise, s'assied endret Amice, ouvre san volume et s'met à liethe un chapitre ouès qu'il est dit qu'i nyaut pon plieuthé (pleurer) les morts, mais qué quand nous ès dans les manchots d'eunne tchéthue, y vaut ben mus rgardé dret l'avant ».

Amice ne doute pas qu'aux mancherons d'une charrue, il faille regarder devant soi, mais il est pêcheur, et cela ne l'interesse pas. Il remercie pourtant Mrs Gabeldu et sa Bible pour leur avis.

On frappe de nouveau. C'est une seconde veuve, Mrs Ouitté. Elle apporte un gâteau de riz bien sucré, pour soutenir le veuf

« N'a ren comme de mangi pour oublié san chagrin. »

Mais Mrs Gabeldu, outrée de l'arrivée de l'intruse, cherche dans sa Bible des armes pour la repousser. Elle les trouve dans les Proverbes, où il est écrit qu'il faut se méfier de la femme étrangère, qu'elle a une couleuvre dans le sein, et que les gens qui disent « Que mangerons-nous, que boirons-nous ? » sont des insensés.

La-dessus entre une troisième candidate, Mrs Podètre, avec un balai et une brosse à récurer. « Sans dithe un mot ou s'en va à la pompe, rentre, s'retrousse, s'met à scrobbé ov sa bringe, a r'mué les tchaises et a escliatchi sus les cotillons des aut'veuves ! »

L'affaire se gâte. Mrs Gabeldu change de place, et se met à lire bien haut dans sa Bible : « ouès qu'il est dit qu'les siennes tchi lavent l'd'hors des pliais sont presque trejous pliennes de corruption dans lus d'dans. » Quant à Sophie Ouitté, elle affirme que ce n'est point « avec des boucqtées d'eau et du savon », qu'on engraisse un homme.

Mais Mélie Podetre, la laveuse, fait face : la Sophie ose parler « d'engraissi d's'hommes », quand chacun sait que le sien est mort d'avoir mangé du lard cuit dans une léchefrite verdegrisée, qu'elle était trop fainéante pour récurer. Pour Nancy Gabeldu, si elle est incapable d'autre chose que de lire la Bible, qu'elle nous lise donc le dernier chapitre des Proverbes, verset 10 à 29, (c'est le fameux portrait de la femme forte). «Lis nous-le, ma fille, qu'on voie si cette femme-là Passait son temps à lire ou à faire des gateaux de riz. Ton homme ! c'est l'ennui qui l'a tué, et un chaud et froid négligé. Plutôt que de lui donner sa médecine, elle lui lisait des chapitres ! Il est mort de trop de chapitres, son homme, à celle-là. »

La dispute s'aigrit. Les autres concurrentes reprochent à la recureuse d'avoir fait trépasser son défunt par les pieds, qu'il avait éternellement mouillés sur des planchers sans cesse rincés. Le veuf s'éclipse. Il profitera de ce qu'il est marin pour s'établir en Afrique « Dans un pays oués qu'ch'est la mode de brulé les veuves sus l'tombé d'lus hommes. »

Voulez-vous assister à cet évenement qu'est une vente campagnarde ? Voici les conditions : « Chaque lot s'ra vendu au sien tchi mettra l'pris d'sus. En cas d'dispute sus un lot nous hal'la à la courte-paille pour en décidé. Les siens tchi paithont « cash », s'sont les bein-v'nus et les siens tchi n'lé f'thont pou éthont à fourni eunne caution ».

Bram Bilo est venu assister à la vendue, « pour vé » seulement, car il n'y a pas la grand'chose de rare : de vieux outils hors d'âge, des herses édentées, des brocs en terre, une barrique décerclée, un bât... Il s'en va faire un tour à l'étable. Là encore, rien que de médiocre. Cinq ou six vieilles vaches usées, trois ou quatre génisses, deux veaux de l'année, un vieux cheval et une pouliche couronnée.

Bram n'est pas venu pour acquerir de si lamentables animaux. Il est la, en bon Normand, pour déjeuner de galettes, sans bourse delier, car aux ventes jersiaises, vers la mi-temps, on fait passer parmi les acheteurs des plats de galettes chaudes. En disant très haut qu'une des génisses l'intéresse, Bram Bilo passe pour un client sérieux, et la préposée aux galettes lui en laisse prendre une douzaine.

Mais à Normand... Tandis qu'il les mâche posément, en suivant la vente du coin de l'oeil, le « faiseux de vendue » lui adjuge une brouette. Il proteste.

- Quéman, que j'fis, nien v'la du nouvé! J'n'ai pas seulement mins d'sus, vot' chiviethe.

- T'as clyinthé en mé rgardant, affirme le commissaire-priseur.

Bram Bilo assure bien qu'il n'a cligné de l'oeil que parce qu'il avait une poussière dedans, il doit encaisser la civière.

- V'la tchi t'apprendra à clyinther à eunne vendue.

Après la brouette, c'est une poêle qui lui tombe pour seize shillings. Alarmé, Bram Bilo jure sur son honneur qu'il n'a point cligné.

- T'as pas clyinthé, j'veux ben, fait Niq'lesse, le vendeur, mais t'as toussu.

- J'ai toussu, p't'étre, que j'fais, ch'tai la galette tch'est un mio sécque.

Rien n'y fait, et il n'a plus qu'a mettre la poêle dans la brouette.

Enfin, après les bêtes à corne, qui ne font point recette, on amène le cheval.

- Ah ça, bouonnes gens, fait Niq'lesse, v'la un buon jva, doux, tranquille, good to collar et propre à touos usages. (Ment-y, chu Niq'lesse, ment-y!)

- Un louis, syait l'vier Félix de l'autre coté du « ring ».

- Allons, un louis pour qu'menchi (ch'est pas lprix de sa couenne). A un louis, one pound, un louis pour un j'va tranchille comme un mouton.

- J'vos cré, s'fait Félix, y n'a pas peur du fouet, ch'tina : y s'frotte contre !

- A un louis, un louis, tchi dit pus? Going! going! Gone!... A Bram Bilo. Et j'te donne le licou par sus l'marchi.

- Mais j'n'en veux pon d'ton j'va, ni du licou, qué je fis - J'n'ai pon seulement dit mot, ni clyinté, ni toussu, chutte fais.

- T'as pas cliynté, ni toussu, Brant, ch'est vrai, mais t'as escopi en rgardant le j'va. A-t-il escopi, bouonnes gens, l'avez-ou veu escopi ?

- Oui, oui, tchi disent tous; j'l'avons veu escopi par très fais.

Pour avoir craché intempestivement, par la faute d'un pépin de pomme, - il en avait râflé quelques-unes - Bram doit emmener le bidet.

Toute la scène est enlevée à l'allure enragée dont Niq'lesse pousse les enchères : going, going, gone!

La grande affaire des filles, à Jersey comme ailleurs, c'est la chasse au mari. On y fait parfois buisson creux. Écoutez cette mère le reprocher à une maladroite :

« Oquo (encore) un hivé d'perdu ! Treize tinnes (boîtes) de houmard gazuollies (volatilisées), tan piano (les demoiselles fermières ont un piano) deslotchi, quat'filles de tes vaisines engagies (fiancées) j'pourrais quasi dire à nos frais, et té, tu restes oquo à paître es coucous! T'ché qu'tu lu fais, ès garçons, qu'pas un n'te hante? »

La pauvre assure en pleurant qu'elle a fait de son mieux, que ce n'est point sa faute si les garçons marchent à reculons, qu'elle s'est même laissée embrasser en revenant de l'église, au point que les joues lui en cuisaient, et que si on trouve qu'elle n'est pas allée assez loin, elle est prête à s'asseoir sur les genoux des gars, pour des heures de temps.

- Prends-t'y comme tu voudras, réplique la mère, mais tâche d'en crocheter un pour septembre. Je n'ai point envie de recommencer à donner des tasses de thé à un tas de filles qui viennent ici secouer leurs cotillons dans ma bonne chambre et te souffler tes galants l'un après l'autre.

Ainsi mise en demeure, la délaissée finit par accrocher un commis drapier en lui jouant du piano et le gavant de « merveilles» faites sans ceufs, ce qui ajoute à leur réussite.

M. de Laquaine conte encore la savoureuse histoire sentimentale de Laïesse, un garçon de vingt-trois ans, dur à déhaler, car il clopine, et n'a pu apprendre, à l'école du soir, qu'à réciter « Notre Père » en anglais, en espagnol, en latin et en hollandais. Il en dépérit, le malheureux, d'être la risée des filles. «Il t'ait venu maigre et eslingi, les mains lis tremblaient, ses yeux suintaient et sa fache était toute couerte de bibettes ».

C'est en vain que, pour le marier, ses parents donnent « At home » sur « At home ». Les filles boivent le thé, mangent les gâteaux et dédaignent Laïesse.

Le pauvre « esmanus » n'en sèche que de plus belle. Heureusement, son père apprend qu'à la ville, la semaine à venir, aura lieu un « show », une démonstration, où une vingtaine de filles de fermiers apprendront à faire le beurre à la mode d'Angleterre. Le bonhomme s'y rend, et dans le lot, choisit une belle fille inconnue qui porte le numéro 73, Il a tôt fait de savoir son nom, son adresse. Il emprunte alors un cheval et une voiture, à un voisin, fait monter Laïesse et sa mère et s'arrange pour chavirer adroitement toute la charge dans le fossé et devant la maison même de l'élue. Evidemment, la jeune fille et toute sa famille viennent au secours des naufragés. On garde Laïesse, le plus mal en point, pour le soigner, at home. Le voila dans la place.

Mais ce qu'on ne saurait assez admirer, c'est le discours du père, quand il doit annoncer à son obligeant voisin que sa voiture est en miettes et le cheval prêté mal en point, avec les genoux emportés :

« Sais- tu ben que j'pourrais t'emmener en Cour, pour m'avé prêté un j'va qui choppe à tous les pas et être la cause d'avé trébuchit ma femme et mon fils! V'là Nancy qu'a les sangs tournés et le coude engrinflié - montre-lui tan coude, Nancy - et Laïesse, à l'heure d'achteu, est p't'être mort par avé pus d'une pinte de gravier dans l's'ouies ! Tout cheunna par ta bigre de faute. Et tu a oquo l'affront de m'demander qui paiera les frais? »

Avec un père pareil, Laïesse est en bonnes mains. Une cousine avisée lui enseigne comment faire sa cour, progressivement. Il s'assiera près de la jeune fille sur le sopha, et il se rapprochera de plus en plus. Après quelques jours, il pourra se risquer à la prendre sur ses genoux, mais petit à petit.

- Il est probable que la jeune fille dira « nennin ». Mais si Laïesse la halle à li, y s'percevra qu'on finira par v'né. Toutes les filles sont de même.

Au bout de quelque temps, « si Laiesse n'embrèche pas la fille quasi tout le temps sus les lèvres et sus l'syeux, c'est un buzard. La fille s'y attend, et c'est son drait ».

Le gars a retenu la leçon, et voilà Brache, le beau-père prétendu qui vient à la ferme de Laïesse, pour parler affaires. I1 commence par louer sa fille : elle a gagné un premier prix à l'école du dimanche, et un certificat pour faire le beurre. Le père de Laïesse arrête net le panégyrique :

- C'est pas tout cheunna, mais tchés qu'vous allez li donné? Pour de mé, j'loue ma terre à Laïesse ; j'm'en vais li laissi tout l'montage dé ferme, bêtes à cônes et tous l's'outils d'labou'.

- Ma fille sait couotre et ouvré, et ses domplinnes fondent dans la bouche, qua fait le bounhomme Brache.

- Vère, vère ! Mais a t'alle tchiques quartiers de rente?

- Jommais n'a yeu un jour dé maladie. Avous r'mertchi (remarqué) comme ou' l'a l'yi (oeil) clié et la joe fraîche ?

- Faut autre chose que des joes fraîches en ménage. Y'compte ben qu'ou allez faire tchique chose pour aidji à notre couplye à s'monté.

- Vous ai-je dit qu'Sophie avait eunne forche estounnante ? S'ou la viyaites les manches ertroussées! Des barres de fé, qu'ses bras! Des barres de.fé! Sans la vanté, j'sis sûr qu'ou pourrait l'vé moussieu vot'fils à longueu d'bras sans enhanné.

- Jé n'doute pas qu'Laïesse s'ra ben aise d'être l'vé à bu d'bras par vot'fille, mais quand ou'l aura l'vé Laïesse a bu d'bras toute la matinée, ch'n'est pas cheunna qu'emplira l'salleux.

Et le père du garçon qui estime que l'escrime normande et ses feintes ont assez duré, accule l'adversaire au pied du mur : « Je vous ai dit ce que je fais pour Laïesse. Je vous demande a c't'heure qu'est-ce que vous allez faire pour votre fille si je la prenons? »

Il n'y a plus à reculer, les pères se mettent d'accord et c'est le mariage.

La fête a été brillante, elle s'achève. Le père du marié s'est retiré dans le petit parloir pour fumer une pipe et calculer combien la noce allait lui coûter, quand son fils entre, « l'air peineux », tousse d'un air gêne, se décide enfin :

- Quand tu t'es marie', Pépé, qu'est-ce que vous fîtes quand vint le soir ?

- Quand vint le soir, toute la noce s'en fut dans la grange, et j'dansîmes à défoncer le plancher.

- Et pis après ? fait Laïesse.

- Après, j'restis à deviser avec Flip Hacheballe, en buvant ce qui restait de cidre dans la cruche.

- Et pis après? fait Laïesse.

- Eh ben, quand il n'y eut plus rien dans la cruche, j'la dépêchis sur la tête à Flip qui voulait commenci à chanter Malborough, et je r'montis en haut.

- Oui, pépé, tu r'montis en haut. Et pis après?

- Eh ben, mais, quand j'fus en haut, j't'oussotis avant que d'entrer, et en ouvrant la porte de la chambre, j'dis: « Y a-t-il du monde? » comme on doit le faire quand on rentre, pour point faire tressauter les gens. Ta mémé dormait ou faisait semblant, car elle ne tressautit point, et je refermis la porte ben doucement pour ne lui tourner les sangs.

- Oui, pépé, tu fermis la porte, fait Laïesse, et pis après?

- Eh ben, après, comme ta mémé ne soufflait mot, moi je commencis à me déshabilli, et dans moins d'une demi-minute, j'fùs dans le lit. Si t'as besoin d'autres renseignements, demande-les à ta mère.

Et Laïesse va trouver sa même, et lui demande quelle était la mode pour les nuits de noce de son temps.

- Laïesse, qu'elle lui dit, pour des choses comme cheuna n'y a point de mode. Quand vous s'rez ensemble, bentot, Sophie et té, c'est à vous à faire de vot'mieux pour vous entrecomprendre. Je n'ai point aut , chose à te dire : ton pépé s'comportit, cette nuitée-là comme un principa de paroisse, et j'neus qu'à me louangi d'l'i.

La fin de l'histoire est dure. Laïesse et sa Sophie sont devenus un ménage sans enfant, âpre au gain jusqu'à la férocité, des paysans de Maupassant, implacables pour les vieux, malgré leur vernis jersiais de bourgeoisie rurale, leur piano et leur riche ferme qui s'appelle maintenant Villa Chèvrefeuille. Le vieux père est mort : « Tout a eunnefin, Dieu merci, dit Laïesse, et le bounhomme a fini par péri. Quand j'pense à c'que j'ai yu à payi pour l'enterrement, j'en pleure. Plus de sept louis british, sans compter au moins trois jours de perdus ».

Quant à la mémé, on l'a fourrée aux Petites Soeurs des Pauvres. On a eu du mal à la placer là : « Elle pleurait, gémissait, elle voulait demeurer avec nous Villa Chèvrefeuille. Elle disait à sa belle-fille qu'elle ne mangeait que des légumes, qu'elle coucherait dans la laverie, qu'elle avait d's'habits assez pour la fin de ses jours, qu'elle sarclerait le jardin. Un tas de niolins de vieille radoteuse. »

Laïesse est donc allé demander aux Petites Soeurs de prendre sa mère. Il leur a dit qu'il travaillait sur les routes, comme terrassier, qu'il n'avait pas de quoi payer une pension, et les Soeurs l'ont prise pour rien.

Par ailleurs, les affaires vont bien. Avec les sous qu'il devait payer à son bonhomme de père, la rente qu'il devait à sa mère, et qu'elle a abandonnée en l'entendant crier misère, Laïesse a acheté un clos et des titres de rente :

« C'est encore une preuve que ceux qui regardent à eux, et ne se laissent point écorchi par leu' parents, se déhalent toujours à la fin. »

Si la ferme continue à marcher de la sorte pendant quelques années Laïesse aura du bien, et les Bilo de Saint-Ouen seront considérés. L'ambition lui pousse : pourquoi ne ferait-il pas un député ? «Qu'est-ce qu'y faut pour faire un député de campagne? Écouter parler plus savant que soi. Ne dire mot et voter du bord de M. de Saint-Ouen. »

Pour avoir assisté à une seance des États, je puis assurer à Laïesse qu'il faut autre chose.

 

Roger Vercel, “Trois pots de fleurs dans la pièce d'eau'' 1947
 

 

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