Le patois franco-normand demeure à Jersey, comme à Guernesey, la plus curieuse survivance de l'ancienne vie isolée et autonome de l'île. Il n'est pas relégué exclusivement dans les paroisses françaises, bien que ce soit là, surtout dans les cueillettes de Saint-Ouen, qu'il conserve sa verdeur ancienne, pure de tout mélange avec l'anglais des résidents ou avec le français populaire et moderne des immigrés de Bretagne et de Normandie. On peut l'entendre, non seulement sur les chemins qui descendent à Saint-Hélier, mais dans cette ville même, en particulier dans les quartiers populaires où s'installent les gens qui viennent de la campagne. Cependant, il est vrai que c'est avant tout un patois des champs. Dans son état naturel, il n'a jamais été écrit ; le français officiel de l'île ne traduit ni ses intonations, ni ses tournures ; la langue des États et de la Cour royale ne se distingue du français du continent que par l'emploi de deux ou trois formes syntaxiques vicieuses et de quelques archaïsmes, comme septante et nonante pour soixante-dix et quatre-vingt-dix. Même aux vieux temps de Jersey, on parlait en ville le vrai français ; le patois n'existait qu'à la campagne. En 1694, l'historien Falle disait que les gens de bonne compagnie parlaient français, tandis que le vulgaire parlait «une sorte d'ancien français». Il ajoutait même que des parents anglais envoyaient leurs enfants apprendre le français dans l'île, ce qu'ils n'auraient pu faire si le patois normand avait été seul employé. Au reste, dès cette époque, on parlait l'anglais a Saint-Hélier autant que le français, à cause de la garnison : à l'église paroissiale, les prières de la semaine se faisaient un jour en français, et le jour suivant en anglais.
Le patois jersiais subit dans les limites de l'île, si étroites qu'elles soient, le sort inévitable de toute langue non écrite : il y a des variations d'intonation et d'accent du nord au sud, de l'est a l'ouest, et même d'une paroisse à une autre, Partout les intonations traînantes montrent que le parler jersiais est de la même famille que ceux du pays de Rennes, de la Basse-Normandie, et même d'une partie du Perche et du Maine. Quelques locutions qui reviennent plus fréquemment que les autres donnent à ce langage, comme à celui de Guernesey, sa marque originale. On emploie le mot cauchie pour port, route et chaussée. Aucunes choses veut dire toute espèce de choses. On ne dit point midi et minuit, mais douze heures de jour et de nuit. Si vous vous égarez dans un marécage, on vous dit que vous êtes dans un failli bourbier. Si, lorsque vous demandez l'heure de l'omnibus, on vous répond : « Le buss arrive ici vers un quart de six » , attendez-le pour cinq heures trois quarts. Si vous demandez à voir des potirons de Jersey, on vous montrera ces admirables fleurs à campanules qui atteignent en juin une floraison si vigoureuse, les digitales. Un fermier me disait : « Les Bretons usurpent depuis quelques années »; cela voulait dire qu'ils abusent du besoin qu'on a d'eux et qu'ils se font payer trop cher.
Cette vieille langue naïve semble presque honteuse d'elle-même. Les Jersiais qui causent avec les Français font effort pour la corriger et pour parler un français correct, ou qu'ils jugent tel. Comme à Guernesey, de nombreux mots anglais, souvent inutiles, se sont introduits dans l'armature du patois jersiais. Lorsqu'un Jersiais se fait remarquer par une affectation de mauvais goût à suivre la mode, ses voisins disent qu'il fait du swell. Mais c'est surtout dans la bouche des immigrés de Normandie et de Bretagne que le patois balbutie et se déforme. Les immigrés parlent une sorte de sabir franco-jersiais où disparaît toute la saveur du patois ; celui-ci ne se maintient guère que par ses incorrections ; quelques mots du terroir demeurent aussi. Les immigrés oublient rapidement le français qu'ils ont appris dans leur enfance ; ils l'oublient aussi vite que le jersiais. Ils apprennent l'anglais, et ne parlent plus guère qu'anglais. Leurs enfants, auxquels on enseigne le français dans les écoles de Jersey, le parlent avec des intonations anglaises, tout comme s'ils étaient d'origine britannique. Ce sont surtout les Bretons qui désapprennent vite le français ; ils en perdent la mémoire avec une rapidité qui surprend les Jersiais, et qui les indigne même parfois. On aurait tort de considérer l'immigration bretonne comme un gain pour la langue et pour l'influence françaises à Jersey.
L'esprit populaire jersiais a su parfois s'exprimer dans son langage d'une manière originale et curieuse. Ce langage abonde en dictons et en proverbes qui ont été transmis de génération en génération par tradition orale ; le zèle chercheur des érudits a su les trouver et les réunir. Messervy a publié un excellent recueil des proverbes de Jersey. On y voit bien les relations étroites du parler jersiais, non seulement avec les patois de Normandie, mais avec tous les parlers populaires de France au nord de la Loire, car une grande quantité des proverbes édités par Messervy sont répandus, sous des formes identiques ou très peu différentes, dans les campagnes de Picardie, d'Ile-de-France, de Champagne et d'Orléanais, aussi bien que dans les campagnes normandes.
Mais quelques-uns de ces dictons portent spécialement la marque de l'esprit normand ; on peut même dire, sans trop s'avancer, qu'ils répondent à une certaine morale et à certaines habitudes sociales en faveur dans les paroisses rurales de Jersey, comme dans celles de Basse-Normandie. L'esprit d'économie un peu mesquine du Normand s'exprime bien ainsi : Un sou épaigni est un sou gaigni, - Qui ben gagne et ben despense n'est pas pus riche au but de l'an. Un proverbe comme celui-ci : Y n'ia pas qu'ait l'air pus d'un honnête homme qu'un voleux, porte la marque de cette finesse matoise du paysan normand, que les contes de Maupassant nous ont si bien fait connaître. Et comment ne pas voir dans la sentence suivante tout le mal social dont meurent la Normandie continentale et le peuple autochtone de Jersey : Les grandes familles font les p'tits lots?
Extrait de L'Archipel de la Manche
C. Vallaux
Paris, 1913
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