La Section de la langue Jèrriaise

Le "Parler" jersiais


par Albert L. Carré

 


Lorsqu'un Français voyage en autobus à Jersey, il lui arrive d'entendre une conversation dans une langue qui n'est ni de l'anglais, ni du français. Il s'efforce en vain d'en saisir quelques bribes; mais lorsqu'il voit dans le journal local, le « Jersey Evening Post », une lettre de « George d'la Forge » écrite dans le parler jersiais, il est tenté de s'exclamer : « Mais c'est presque du français ! » Ce George d'la Forge, de son vrai nom George F. Le Feuvre, est un brave octogénaire jersiais qui a fait plusieurs fois le tour du monde mais pour qui Jersey reste le centre de l'univers. Qu'il soit dans son île natale ou en Amérique, où il passe une partie de l'année, il ne manque jamais d'envoyer au « Jersey Evening Post » une lettre hebdomadaire sur ses souvenirs d'enfance ou sur l'histoire, les traditions et les coutumes de l'île.

Sa verve est inépuisable. Voici un passage d'une lettre sur Guillaume le Conquérant .

« Dans l'mais d'août 1087, sen armée, auve li en tête, 'tait en marche. Arrivé à Mantes, i'brûlit la ville-châté, églyises, maisons et toute la boutique. Dgilliaume 'tait dans sa glouaithe, i' s'viyait 'dgèrryi d'aut'fais et à j'va i'galopait partout à encouothagi ses soudards, mais i' arrivit eune avârie. San j'va fit un var pour êviter d'piler sus du bouais tchi brûlait, et l'Contchérant fut poussé violemment contre lé pommé d'sa selle et s'fit si ma au ventre tch'i' y'avait soupçon tchi avait endommagi ses bouoyaux. »

C'est-à-dire, en français : « Au mois d'août 1087, son armée, avec lui à la tête, était en marche. Arrivé à Mantes, il brûla la ville, château, églises, maisons, tout. Guillaume était dans sa gloire, il se voyait le guerrier d'autrefois et à cheval, il galopait partout pour encourager ses soldats, mais il lui arriva un malheur. Son cheval fit un écart pour éviter de marcher sur du bois qui brûlait, et le Conquérant fut poussé violemment contre le pommeau de sa selle et se fit si mal au ventre qu'on soupçonna qu'il s'était blessé l'intestin. »

On voit que la traduction du passage cité n'offre pas de sérieuses difficultés, mais la prononciation déroute le français non initié, tellement elle est différente de celle de sa langue.

Le parler jersiais - lé Jèrriais - est un dialecte normand. Son évolution a été parallèle à celle des dialectes du Cotentin, mais dans son état actuel il en diffère sensiblement, comme il diffère aussi les dialectes des autres îles anglo-normandes. Il y va de même des différences de vocabulaire et de prononciation d'une paroisse jersiaise à une autre.

La plupart des mots viennent du bas latin. Quelques mots d'origine gauloise, bretonne ou scandinave y apparaissent comme des vestiges du passé, mais la langue, comme l'île est foncièrement de caractère normand. Elle est d'un grand intérêt pour les philologues, les dialectologues et les phonéticiens. Moins abstraite que concrète, on ne la choisirait pas pour composer un traité de philosophie ou de théologie, mais pour la comédie, et surtout pour la farce elle est sans rivale.

Ainsi chaque année aux concours de l'« Eisteddfod » de Jersey, les farces présentées par diverses paroisses ont plus de succès que tous les concours de diction, de musique, de danse ou d'arts ménagers. Aux représentations, c'est le fou-rire, un rire contagieux, dû moins peut-être aux situations qu'aux intonations du langage. L'adjudicateur décerne la coupe à la paroisse qu'il juge la plus méritante, mais l'auditoire est aussi invité à voter. On voit ainsi si l'opinion générale et la décision de l'adjudicateur coincident : c'est ce qui se passe le plus souvent.

Cette langue de pêcheurs et d'agriculteurs est excessivement riche. Elle possède un nombre infini de synonymes. Pour traiter quelqu'un de nigaud, par exemple, on peut l'appeler : « achocre, bacholle, bûsard, cambûse, chaûvin, chigorne, empôteunme, gobe-la-leune, happe-la-leune, jâcob, lourne, bestchias, babouîn, ou ânus ». Et si on lui flanque une râclée, « nou lî baille eune dêgraisseuse, eune èrlintcheuse, eune latteuse, eune ronde, eune suée, eune stipanne, eune bossée, eune brûlée, eune dêgelée, ou eune êcaûffeuse ».

Une liste des mots très expressifs serait interminable. Disons seulement que, le printemps est « l'ernouvé », l'après-midi est « l'arlevée », un gros rhume est « eune suée d'fraid », un bavard est « badlagoule » ou « badlabecque », un vaurien est « un reintchivaille », une femme acariâtre est « eune pisse-vinaigre » et un homme aux jambes courtes est « un bas-tchu », les tout-petits ont leurs mots à eux : ainsi une sonnette est « eune dinne-dinne », un petit oiseau est « un p'tit loûseau », un doigt est « un dinnet », les yeux sont « des criquots » et un baiser est « un maim ».

Une langue aussi rustique devait nécessairement posséder beaucoup d'onomatopées, et c'est bien le cas : un chien qui aboie « ouasse », une mauvaise toux est « eune créheule », une personne qui crie « ouâle », une averse est « eune achie », un fracas est « un pataflias », une battue est « un houichebat ».

Pour un français, il est particulièrement intéressant et agréable de retrouver des vocables que la langue française a plus ou moins perdus, tels que le verbe « oui» (ouir, entendre) : ainsi il a l'oreille dure, « i' ouait haut » ; le verbe « tchaie » (choir, tomber) : il pleut, « i' tchait d'la plyie »; et le verbe « souler » (souloir, mot français jusqu'au xvile siécle signifiant : avoir l'habitude de) : j'avais l'habitude de lire au lit, « j'soulais liéthe au liet ». (voir l'origine du mot insolite).

Le jersiais étant surtout une langue parlée, on ne s'attend pas à y trouver une littérature importante. Les contes, poèmes et farces dont on se sert aux concours de l' «Eisteddfod » datent d'une période assez récente, et on en compose encore.

Fort heureusement, la publication récente des lettres de Georges F. Lefeuvre fournit un volume d'une valeur incontestable.

Certains jersiais se plaisent à croire qu'ils parlent la langue de Maistre Wace, poète normand du XIIe siècle né à Jersey; mais comme Wace quitta l'île dans sa jeunesse pour faire des études à Caen et qu'il vécut ensuite en « France » et en Normandie, il est aussi facile de déterminer la forme de son langage qu'il est difficile de reconstituer la langue jersiaise de la même période. La comparaison ne peut donc être que fantaisiste.

Cette absence de littérature et l'anglicisation toujours croissante de l'île font que le parler jersiais est en voie de disparition. Il fut un temps où maints jersiais étaient trilingues, parlant le jersiais, le français et l'anglais, mais ils sont de moins en moins nombreux. D'abord, à Saint-Hélier, la capitale on n'entend guère que l'anglais, sauf en été, quand les touristes français envahissent la ville. Il faut aller dans les paroisses les plus éloignées de la capitale - Saint-Ouën, Sainte Marie, Saint Jean, la Trinité, Saint-Martin - pour entendre le « jèrriais » et encore, ce ne sont guère que les vieux qui le parlent. Les jeunes souffrent à cet égard d'un complexe d'infériorité : ils s'imaginent que le patois n'est qu'une corruption du français, du « buon français ». Ils ont honte de parler la langue de leurs ancêtres, et si leurs parents leur parlent en « jerriais », ils répondent en anglais.

Et pourtant, une telle langue est un héritage, une possession précieuse qui vaut qu'on la conserve. Elle contribue à l'individualité de l'île, et sa disparition serait une perte irréparable.

Qu'a-t-on fait pour la sauver de l'oubli auquel il semble qu'elle soit ultérieurement condamnée?

En 1924, la Société Jersiaise publiait un « Glossaire du Patois Jersiais » ouvrage de 182 pages compilé par plusieurs membres.

Les auteurs s'étaient « bornés à recueillir les mots les plus usités et à n'inclure que les formes indigènes ». Le mot jersiais était suivi d'une courte définition en français et d'un exemple. Ce livre eut beaucoup de succès, mais il a perdu de son intérêt par suite de la publication de deux ouvrages récents.

Le premier, c'est « A Glossary of Jersey-French » de N. C. W. Spence, professeur à l'université de Belfast. Publiée en 1960 par Basil Blackwell, Oxford, pour la « Philogical Society », cette thèse de Doctorat de 264 pages est une étude approfondie. L'auteur se sert pour les mots jersiais de l'alphabet phonétique international : chaque mot est suivi de l'équivalent anglais, et au besoin d'une explication, aussi en anglais; vient ensuite l'origine. Cet ouvrage est d'une grande valeur en ce qui concerne la prononciation et les origines de la langue.

Enfin, en 1966, le « Don Balleine Trust » de Jersey publia le « Dictionnaire Français-Jersiais » de Frainque le Maistre. Il s'agit là d'une oeuvre monumentale, dont le but était, d'après l'auteur, de « fixer la langue du terroir »; elle est le résultat de quarante années de recherches non seulement sur la totalité des vocables, mais aussi sur la flore, la faune, les traditions et coutumes de l'île. C'est une encyclopédie autant qu'un dictionnaire. Pour chaque mot - et il y en a plus de 18 000 - l'auteur donne une définition en français, de nombreux exemples, le mot d'anglais au besoin l'origine et des vocables équivalents en d'autres langues ou dialectes.

D'après les dialectologues, Fernand Lechanteur et René Lepelley, aucun dialecte normand n'est aussi pur que le jersiais, et aucun glossaire normand ne peut rivaliser avec le «Dictionnaire jersiais-français ». Les 60 dernières pages de ce volume de 615 pages consistent en un vocabulaire « Français-Jersiais » par l'auteur du présent chapitre, qui a aussi compilé, en collaboration avec Frainque Le Maistre et Phillippe de Veulle, un « English-Jersey language Vocabulary ».

Le « Dictionnaire » a valu à son auteur, en dehors de l'estime et l'admiration de ses compatriotes, le privilège de devenir Membre de l'Académie Royale Gustaf-Adolf d'Upsal et de l'Académie des Arts et Sciences et Belles Lettres de Caen, et Docteur Honoris Causa de l'Université de Caen. Les États de Jersey, le Parlement ont contribué à la publication du « Dictionnaire » en la subventionnant, et ils ont, par ailleurs institué un cours d'adultes qui permet aux résidents de se familiariser avec le parler local.

Enfin, une Société fondée en 1951, « l'Assemblée d'Jèrriais » comptant environ 400 membres a pour seul but ce même idéal, la survivance de la langue. On le réunit une fois par mois pour parler « jèrriais » et assister à un concert, une conférence, une pièce de théâtre ou un film; on fait des excursions; on célèbre périodiquement un service religieux en langues jersiaise et française; et au début de l'année, un Dîner annuel fournit l'occasion de plusieurs discours dans lesquels les orateurs rivalisent d'humour. Un « Bulletin d'quart d'an » est publié par Frank Le Maistre, l'auteur du « Dictionnaire ».

On y trouve des contes, des poèmes, des recettes de cuisine, et comme dans le « Dictionnaire », des descriptions de vieilles coutumes et des dictons. Voici par exemple un article de Frainque Le Maistre sur la « Clameur de Haro » :

« Lé Cliâme dé Hâro est un appel au preunmié Duc dé Nouormandie contre lé chein tchi vouos fait tort. Ouaithe qué, i' faut dithe qu'y'en a tchi prétendent qué lé mot « hâro » est acouo même pus vyi qu'chenna. Chutte tchuthieûthe couôteunme, don éthait 'té c'menchie par Rollo (i' pathaît), lé « jarl » ou prince, Norvégien tchi d'vînt lé preunmié duc de Nouormandie au dgiexième siècl'ye. Oulle a forche dé louai jusqu'à nouos jours, chutte couôteunme, et peut être faite sèrvi par autchun contre tchi y'a ieu tort ou des d'gâts à sa propriété, et aut'fais pouor du ma à sa pèrsonne. L'appel est fait par lé chein tch'est înjustément attatchi dans des drouaits, en criant , à genouors en présence dé témoins : « Hâro! Hâro! Hâro! A l'aide, mon Prince ! On me fait tort ! »

Dêliêment lé tort prédendu dait cêssi, et les deux partis se soumettent à la « juridiction » d'la Cour tchi donne san jugement aussitôt qu'pôssibl'ye. Si l'cliâme est levé sans raison, lé plaingnant est mins à l'amende. »

C'est-à-dire en français :

La clameur de Haro est un appel au premier Duc de Normandie contre celui qui vous a fait tort. Cependant, il faut dire qu'il y en a qui prétendent que le mot « Haro » est même encore plus vieux que cela. Cette curieuse coutume, donc, aurait été commencée par Rollon (paraît-il) le « jarl » ou prince norvégien qui devint le premier Duc de Normandie au dixième siècle. Elle a force de Loi jusqu'à nos jours, cette coutume, et peut être employée par quiconque a souffert du tort ou des dégâts dans sa propriété, et autrefois du mal à sa personne. L'appel est fait par celui qui est injustement attaqué dans ses droits, en criant, à genoux en présence de témoins : « Haro! Haro! Haro! A l'aide, mon Prince! On me fait tort! » Vite, le prétendu tort doit cesser, et les deux parties se soumettent à la juridiction de la Cour qui donne son jugement aussitôt que possible. Si la clameur est invoquée sans raison, le plaignant est mis à l'amende.

Et voici pour conclure, quelques dictons­ :

« Dévant trouver à r'dithe, i' faudrait saver faithe, et si nou n'lé sait pon, i' faut s'taithe ». (Avant de trouver à rédire, il faudrait savoir faire, et si on ne sait pas, il faut se taire.)

« Tchi s'tcheint à la preunmié broque ne tchèrra jamais d'bein haut ». (Qui reste au premier échelon ne tombera jamais de bien haut.)

« A rithe et à badinner nou n'sé câsse pon les dents. » (A rire et à badiner on ne se casse pas les dents.)

« Plus nou-s-êtiboque la saleté, pus ou pu. » (Plus on remue la saleté; plus elle pue.)

« Quant i'tchait d'la plyie, faut faithe comme les Français; faut la laîssi tchaie! » (Quand il tombe de la pluie, il faut faire comme les Français; il faut la laisser tomber.)

« Quand nous reste siz se, nous s'y trouve. » (Quand on reste chez soi, on s'y trouve.)

«A jaune femme et vier baté, y'as trejous tchique chose à calfater. » (A jeune femme et vieux bateau, il y a toujours quelque chose à calfater.)

« La femme est comme noust'catte,
Tout va bein quand nou la fliatte.
Mais prannez-là à r'bours pé,
Ou sort ses grins pouor vouos grîminer »

A bon entendeur, salut.

 

 


Dé « Jersey Vieux Pays » par Guy Barthélemy, 1974
 

 

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