Peu de choses contribuent d'avantage à faire ressortir le génie d'un peuple que la langue dans laquelle il exprime ses idées. Il y a dans les expressions dont il fait usage une empreinte qui décèle tout l'homme, et l'on peut dire que, plus une langue est riche en locutions et plus l'esprit du peuple qui s'en sert acquiert de développemens: et soutenir comme proposition contraire que la pénurie en ce cas est un indice peu favorable au développement des facultés intellectuelles. Quelques nombreuses, quelques vives que soient les idées, quelque féconde que soit l'imagination, il faut pour en exprimer le sentiment que la voix les articule par des termes ou expressions particulières à la langue de celui qui parle. L'Italien avec son langage sonore dont tous les mots se terminent par des voyelles, et qui possède une foule de diminutifs qu'on ne trouve que rarement dans les langues modernes, module des sons dont l'articulation flatte l'oreille aussi agréablement qu' elle va droit à l' esprit. De là, l'aptitude de cette langue pour la musique. La langue Anglaise, au contraire, quoique riche en choix d'expressions, est d'une articulation dure, sèche, sifflante, gutturale même, qui ne possède rien des tons moelleux de la précédente, et est d'un laconisme d'expression qui n'est pas aussi étranger aux manières, en apparence peu courtoises des Anglais qu'on serait porté à le supposer. Les Français verbeux, vifs et grands parleurs ne doivent la volubilité qui les caractérise qu'à l'abondance et à la multiplicité des règles d'une grammaire, tellement compliquée que, pour exprimer leurs idées, ils doivent nécessairement employer une plus grande quantité de mots que les Anglais. De là ce contraste frappant entre les gestes et l'articulation rapide des uns, et le flegme et l'impassibilité des autres. Notre but n'est point de faire une comparaison raisonnée des différens idiomes qui caractérisent et distinguent les langues modernes: cette étude est du ressort de la Philologie; notre dessein est de mettre sous les yeux de nos lecteurs l'idiome normand tel qu'il est parlé aux îles, et tel que très-probablement le parlait leurs ayeux qui en héritèrent des anciens Ducs de Normandie, et que Guilleaume le Conquérant et les barons introduisirent en Angleterre au dixième siècle: idiome plein d'énergie quoiqu'un peu âpre d'articulation mais qui, s'il n'a pas toute l'élégance et la richesse du français moderne a du moins toute la vigueur de l'ancien gaulois dont il est en grande partie dérivé.
On se complaît encore à le retrouver dans plusieurs ouvrages d'une célébrité que les siècles n'ont fait qu'augmenter. Il suffit de citer le Plutarque d' Amyot, et les essais de morale du célébre Montaigne pour observer qu'on retrouve dans ce langage antique de la vieille France, le Jersiais moderne que nous léguèrent les Normands. Cet idiome dont on se servait à la Cour de France n'a pas peu contribué à former la langue Anglaise. Hume, s'est complu à faire l' aveu que les mots normands incorporés dans la langue Saxonne formaient la meilleure partie de la langue Anglaise. Ces preuves suffiraient pour exciter le désir de la faire connaître, si indépendamment de son antique origine, elle n'était encore susceptible d'enrichir la poësie, et de développer à l' aide de ses expressions énergiques tout ce qui peut toucher le coeur et émouvoir les passions. Mais, ce serait peu de l'affirmer sans avoir recours aux épreuves auxquelles elle a été mise à plusieurs époques. C'est ce que nous nous proposons de faire à la suite de l'essai que nous allons faire de la reduire à quelques règles, nouveauté que nous ne sachions point qu'on ait entreprise jusqu'ici et qui, si elle n'a pas d'autre mérite aura du moins celui de l'originalité, et celui de la transmettre à nos neveux.
Sans entrer dans tous les détails d'une grammaire raisonnée, nous ne ferons que tracer les distinctions les plus saillantes qui caractérisent la langue Française d'avec l'idiome Jersiais qu'il nous suffira de reduire à quelques règles pour en saisir le sens. A cet effet, nous établirons comme règle générale que l'on compte neuf parties du discours, et nous partirons de ce fait pour montrer les nuances tant de l'orthographe que de la prononciation de ces parties qui diffèrent du Français.
Le roi | Le roué |
L'oiseau | L'oisé |
L'honneur | L'honneu |
L'huître | L'hître |
Les rois | Les roués |
Les oiseaux | Les oisiaux |
Les huîtres | Les hîtres |
Agneau | Agné |
Couteau | Couté |
Chateau | Châté |
Chapeau | Chapé |
Agneaux | Agniaux |
Couteaux | Coutiaux |
Chateaux | Châtiaux |
Chapeaux | Chapiaux |
Charretier | Querqui |
Charpentier | Querpenqui |
Cordonnier | Cordogni |
Joie | Jouée |
Oie | Ouée |
Foie | Fée |
Bois | Bouée |
Lois | Louée |
Parfois | Parfée |
Beau | Bé |
Nouveau | Nouvé |
Beaux | Biaux |
Nouveaux | Nouviaux |
Le plus beau | L'pus bé |
Le moins lâche | L'mains coyon |
1 Iunne 2 Deue 3 Trais 4 Quatre 5 Chinq 6 Sie 7 Sette 8 Huit 9 Neu 10 Guie 19 Guieze-neu 55 Chinquante-chinq 66 Soixante-sie 73 Septante-trais 80 Octante et Huiptante 90 Nonante 96 Nonante-chinq 100 Chent 110 Chent-guie |
(.....)
Y avait-il beaucoup de monde? |
Y avait-i-hardi de gens? |
Oui, beaucoup, en grande quantité |
Oui, il y en avait un tas, un flioquet horrible. |
Nous passerons légèrement sur la préposition et la conjonction qui offrent peu à remarquer. Le mot avec se rend de trois manières différentes selon qu'il est lié à d'autres mots. Par exemple, il se rend par ovec, oveu, ou simplement par ov, quelquefois par atou.
Ira-t-il avec eux? |
Ira-ti ov ieux? |
Montre moi ton fusil, as-tu tiré avec? |
Montre mé t'n'arme, as-tu tiré oveu ou atou? |
8° La CONJONCTION aussi se rend souvent par étou, et itou, et quelquefois par ainchin, ainsi qu'on le voit dans les vers suivans :
"Un biau couple d'poulets qui n'aient pas pus d'un an
Atou un morcé d'lard d'la trie contuite en tan
Un lièvre ou un lapin, ou ôffuche un picot
Ov deux pâtés d'codlines, finiront le fricot
Y ter faudra étou un jigot de mouton, &c."
Le mot Encore, se rend par Oquo, Aquo, et Aqouore.
Quel chien! |
Qui tchan! |
Ah! que dites-vous? |
Ah! qu' est qu' ou dites? |
En vérité! |
De vrai! |
L'antiquité de ce vieux langage dont plusieurs écrivains se sont servis à diverses époques était, à quelques modifications prés, le langage usité tant en France qu'en Angleterre avant que les langues de ces pays eussent été soumises aux règles qui les gouvernent aujourd'hui, et où l'on peut encore tracer l'origine comme l'étymologie d'un foule de mots jersiais. La langue vulgaire du temps de Charles-le-Chauve en 840, n'était encore qu'un latin altéré soit par une prononciation barbare, soit par le mélange de plusieurs expressions ou tournures tant germaines que gauloises.
Après avoir cité ces exemples, il n'est que juste de mettre en scène ce barde Jersiais, Maître Robert Vace ou Wace, qui s'attacha à chanter les hauts faits des Ducs de Normandie au douzième siècle, et dont les écrits, malgré tour antiquité, font encore l'admiration des critiques littéraires. Ce qui surtout rend ces poëmes précieux, c'est que Wace a écrit le langage de son époque. Que si l'on demande qui était ce poëte dont le souvenir nous est si cher, il repondra lui-même par ces paroles :
" Si t'on demande Ki ço dit
Ki cette histoire en romanz mit
Io di et dirai Ke jo sui
Wace, de l'isle de Gersui
Ki est en mer vers l'Occident
Al Fieu de Normandie apent
A Caem fu petis portez
Iloec fu a lettres mis
Puis fu lunges en France apris."
Et afin de mieux préciser l'époque où sa verve poëtique était en vigueur, il dit :
Mil chent et seisante ans ont du temps et d'espace
Pois que Dex en la Virge descendit par sa grâce
Quant un Clerc de Caem qui ot nom Mestre Wace
S'entremist de l'istoire de Rou et de s'etrace.
(.....)
Extrait de Jersey: Ses Antiquités
M. De La Croix
1859