La Section de la langue Jèrriaise

Le Patois Jersiais
et Le Dictionnaire de Frank Le Maistre


Par M. Fernand Lechanteur

(Académie de Caen, Séance du 23 mars 1968)

C'est avec un certain effroi que je me suis rendu compte, en lisant la convocation pour la séance de ce jour, que ma modeste communication devait être le plat de résistance ou, plus exactement, le plat unique de ce repas intellectuel mensuel qui risque fort de se réduire à une simple collation. Mon idée l'autre jour était tout bonnement d'attirer l'attention de votre docte compagnie sur le travail considérable accompli dans la solitude, sans organisme de Recherche Scientifique, par mon ami Frank Le Maistre, de Jersey, sur le normand parlé dans son île. Et voilà qu'il me faut ajouter à l'improviste quelques condiments à ce plat unique, alors que je suis en pleine rédaction de bulletins trimestriels et autres plaisirs de la même farine. Tant pis pour vous, mes chers confrères, vous l'aurez voulu.

Je serai cependant assez bref, car je dois présider à quatre heures une réunion de parents d'élèves. Je serai bref tout en faisant comme si vous ne saviez rien sur la question. J'en doute un peu. Je vous rappelle donc à tout hasard que les îles anglo-normandes, dont Jersey est la plus grande et la plus peuplée, échappèrent en 1204 au coup de main de Philippe de France, dit Auguste, grâce à la vigilance des insulaires, bien menés par le gardien des Iles de Jean sans Terre et que toutes les tentatives de conquêtes faites par les Français et par les Bretons pour le compte des Français échouèrent assez piteusement, ce dont se sont toujours réjouis les insulaires, peu enclins à se voir réduits à l'état de sujets du roi de Paris, bien assurés qu'ils étaient de leurs privilèges, garantis plusieurs reprises tant par les Constitutions du roi Jean que par des chartes de Charles II au sein d'un Etat où on ne viole pas sa promesse tous les dix ans. Le Bailli de Jersey n'a certainement pas envie d'être nommé sous-préfet non seulement parce qu'on l'appelle Messire, mais parce que, bon jersiais, il a un rôle qui est beaucoup plus complexe que celui d'être le représentant du pouvoir central. L'autonomie a entretenu chez ses loyaux sujets une originalité incontestable qui, cependant est entamée de nos jours, non pas par une volonté extérieure mais par une évolution naturelle que provoquent des relations économiques et touristiques de plus en plus serrées avec la Mère-Patrie ou plutôt avec la Fille-Patrie: l'Angleterre .

Si la langue officielle a été depuis toujours et reste encore en principe le français, la langue vernaculaire était et demeure pour une bonne partie de la population surtout dans les campagnes, une variété de bas-normand possédant quelques traits originaux mais tout de même en rapports étroits avec les parlers du Nord-Coutançais. D'ailleurs, jusqu'à la guerre de 1914, des liens serrés unissaient les populations côtières et celles de Jersey malgré les guerres et les rivalités des temps anciens. Repliés jalousement sur leurs habitudes mais, d'autre part, ouverts sur les vastes mers, les insulaires citoyens d'une grande nation se sont souvent distingués dans tous les coins du globe. Alors que les Normands de la côte pêchaient la morue dans les parages de Terre-Neuve, les Jersiais, dans le même but, hantaient les abords de la Gaspésie et la Baie des Chaleurs. Bien entendu, en cas de guerre on armait en course à Saint-Hélier comme à Granville et il y avait des prisonniers, éventuellement traités à domicile par leurs ennemis occasionnels. S'il survenait quelque conflit, on voyait un Messervy prisonnier à Granville chez un Lapie ou un Lapie prisonnier à Jersey chez quelque Messervy ou quelque Blampied. Histoires de famille.

Les choses ont bien changé et, paradoxalement c'est la paix et c'est la vie moderne avec ses passeports, son autarcie, ses contingements qui ont altéré ou plus exactement anéanti ces relations de bon voisinage. Quand j'étais enfant j'allais tout bonnement acheter deux sous de bonbons chez l'épicière du coin en payant aussi bien avec un gros sou de France, un penny de Jersey ou d'Angleterre, huit doubles de Guernesey ou... dix centesimi de Victor-Emmanuel.

Le langage des Iles est donc, disais-je, en regression. Sur ce point il convient de ne se faire aucune illusion, même si on refuse de considérer la longueur du délai qui peut s'écouler avant la disparition complète des derniers normanophones. C'est pourquoi il est intéressant pour les philologues d'en fixer les traits essentiels et le vocabulaire. Pourtant les savants de l'Hexagone ne s'y intéressèrent guère jusqu'à présent à l'exception d'un homme enlevé trop tôt, qui était normand de Coutances bien qu'il s'appellât Emmanuelli, et qui étudia il y a une soixantaine d'années le dialecte d'Aurigny, maintenant pratiquement éteint. François-Victor Hugo fut un des premiers à parler des habitudes linguistiques de Jersey, et à en parler avec intelligence. Son illustre père se contenta de proférer quelques énormes sottises du genre « morceaux de France tombés dans l'Océan et que l'Angleterre a ramassés », et ne comprit pratiquement rien du tout à ce peuple. De toute façon les Ilemans, comme disaient les habitants et comme on disait aussi sur le Continent, étaient assez fiers de leur langage du temps de Victor Hugo. Ils furent les premiers à écrire dans cette variété de normand du début même du XIX' siècle.

C'est au contact des oeuvres de Georges Métivier, un Guernesiais et des « Rimes et poésies jersiaises de divers auteurs », publiés à Saint-Hélier vers 1850, que les Cotentinais reprirent goût à l'expression littéraire dialectale, ayant perdu le souvenir de leurs lointains prédécesseurs rouennais. Ce Métivier, qui vécut plus de 80 ans, n'était pas seulement un poète (souvent plein de talent), mais aussi un assez redoutable polygraphe, touchant à tout et mêlant le meilleur et le pire allègrement, un peu comme sur le continent le faisaient alors Edouard Le Héricher et Julien Travers. Son dictionnaire Franco-Normand (dont le titre lui-même est curieux puisqu'il s'agit en réalité d'un dictionnaire Normand-Français) est une mine, mais il faut savoir l'exploiter. Dieu merci nous possédons maintenant sur les parlers de Guernesey les admirables travaux de mon ami Albert Sjögren, suédois, et actuellement le meilleur connaisseur de cette partie de notre domaine linguistique.

Revenons cependant à Jersey qui est notre « plat du jour s, car je ne veux pas causer d'indigestion aux respectables académiciens caennais. Dès la fin du siècle dernier quelques érudits locaux, dont Thomas Gaudin (mort en 1895), Philippe Langlois (1817-1884) et Augustus Aspley Le Gros (1840-1877), avaient jeté les bases d'un ouvrage dont un comité, réuni à partir de 1912, sous l'égide de la « Société Jersiaise », entreprit la rédaction. Ce Glossaire du patois jersiais parut en 1924. Tel qu'il est c'était pour l'époque un bon recueil de mots. Bien sûr, il avait deux défauts. Comme tous les ouvrages de l'époque il rendait mal compte de la prononciation et il n'était pas très exhaustif. Sur le premier point les dialectologues modernes sont assez pointilleux. Ils aiment la précision, la transcription phonétique minutieuse des renseignements obtenus auprès de « sujets » bien nommés et localisés. C'est sur ces bases nouvelles que Mr. Nicol S.W. Spence, professeur d'ancien français à l'Université de Belfast, réunit aux moyens d'enquêtes scientifiquement menées entre 1948 et 1951 les éléments de son Glossary of Jersey-French, paru en 1960 chez Basil Blackwell à Oxford. C'est un très bon ouvrage et en ce qui concerne l'introduction phonétique de 28 pages une analyse parfaite et irremplaçable. Sur les sons du « Jerriais » (comme on dit) pas d'hésitation quant à la qualité de l'étude. Il faut consulter et assimiler Spence, ce qui est aisé à condition de connaître l'usage de l'alphabet phonétique international typographie excellente, clarté d'exposition, remarquable méthode et pas de bavardage français insupportable.

Disons-le tout de suite, il existe entre MM. Spence et Le Maistre une certaine incompréhension. Frank Le Maistre est un paysan lettré et autodidacte pour lequel « Moussieu » Spence est un homme « hardi savant » mais qui ne parle pas le jerriais comme langue maternelle, même s'il a fait dans l'île des séjours très longs et s'il écrit également bien le français et l'anglais.

Soyons justes comme l'exige le local qui nous reçoit. Il y a là un malentendu regrettable. L'exploration phonétique de M. Spence est une chose précieuse, mais le dictionnaire de Franck Le Maistre est vraiment un « trésor ». Il est bien évident que seul un insulaire, paysan de surcroît, pouvait aussi splendidement explorer le trésor du vieux langage condamné à plus ou moins brève échéance par l'anglais et déjà contaminé par cette langue tant dans son vocabulaire que dans sa phonologie.

L'ouvrage est intitulé Frank LE MAISTRE, Dictionnaire Jersiais-Français, avec Vocabulaire Français-Jersiais par Albert Carré. Don Balleine Trust, 2 Hill Street, Jersey 1966.

Présenté dans cette remarquable typographie anglaise qui fait la joie des amateurs de beauté et de clarté, l'extraordinaire dictionnaire de Mr. Frank Le Maistre est un monument qui mérite quelque attention. Par son ampleur d'abord : 616 pages sur deux colonnes, le format et l'épaisseur d'un volume du Grand Larousse, environ 20.000 vocables recueillis, définis et commentés par des exemples. Cela, avant tout, représente le travail d'une vie et le produit d'un long et fidèle amour. Certes, il est difficile au préfacier que je suis, de rendre compte impartialement d'une oeuvre aussi considérable. J'ai cependant accepté de le faire, les dialectologues normands n'étant pas légion. On voudra bien m'en excuser.

L'ouvrage est, à mon avis, sans équivalent dans le domaine des parlers de langue d'oïl (à l'exception peut-être du wallon) et à coup sûr en Normandie malgré les nombreux glossaires rédigés depuis plus d'un siècle dans notre pays. En trente ans de fichage et de quête incessante, l'auteur a réuni une documentation unique, non seulement linguistique mais ethnographique. Ouvrons par exemple le livre à l'article « crâsset ». Il s'agit d'un type bien répandu dans toute la Gaule romane et même en Angleterre (cresset) (Cf. le F.E.W. de Von Wartburg, 11, 1279). Voici ce que nous lisons « crâsset, sm ; Petite lampe composée de deux vases avec becs en fer. Celui à l'intérieur s'appelait la crâssette contenant l'huile de colza, de baleine ou de morue et la mèche. L'autre bec qui avait une anse recevait les gouttes d'huile qui déversaient. En outre il y avait un améchet ou amendeux attaché au crâsset. Voir ces mots. Le tout était fiché ou accroché sur le soutien vertical à crans qui s'appelait le valet ou vilain, q;v;; Cette forme de lumière artificielle aura disparu d'usage général au début de la moitié du 19' siècle ; cependant il est à notre connaissance qu'on pouvait en voir encore quelques exemples en service après 1870. Alleunmer l' crâsset. On disait de certains prédicateurs qu'ils mouontraient la leumiéthe (1) et pîssaient dans 1' crâsset, c'est-à-dire qu'ils éteignaient la lumière !

Nous avons rencontré plusieurs anciens de l'Ouest et du Centre qui prononçaient crouaisset, crouaissette. Cf. G. crâcet ou crâset, N. craisset ou crasset ».

Ainsi, nous avons non seulement la description minutieuse de l'ustensile (2), mais tout un aperçu de la civilisation insulaire avec cette huile de morue et de baleine qui nous rappelle que Jersey fut une terre de hardis marins jusqu'à la fin du siècle dernier. Les références à des textes locaux relativement anciens fourmillent à toutes les pages, fournissent ainsi des datations et ne manquent pas généralement de saveur. La complexité des mesures et monnaies anglaises est bien connue des Français. Que dire du système jersiais ? Le lecteur trouvera (un article renvoyant à l'autre) tout ce qu'il est humainement possible de réunir sur la question.., sauf un équivalent de mesures métriques. L'histoire sociale se dégage de ces notes pittoresques. Tout le monde porte du « jersey » et certaines personnes savent sans doute (3) que le nom de ce tricot vient de celui même de l'île. Cependant, consultez le dictionnaire à l'article « ouvrer » qui signifie « tricoter » et vous saurez que « d'après un ordre de la Cour (royale) en date de 1615, le 10 juin, défense est faite à Philippe Picot d'ouvrer en compagnie de filles pour éviter le scandale qui en advient, sous peine de punitions et, comme l'article renvoie à « tricoter » et « débauches » vous apprendrez que le premier terme signifie « flirter » et le second « les soirées adonnées au tricotage mais où les jeunes et autres passaient leur temps aux rigolades et à se bécoter ». Le puritanisme a durement soufflé sur les îles depuis la Réforme.

Il serait aisé de multiplier les exemples. Quand on sait l'imprécision de la plupart de nos glossaires en ce qui concerne les définitions des plantes et des animaux, comment ne pas admirer la solide et méticuleuse culture de botaniste et de zoologiste que l'auteur a su se donner. L'article « vra » fournit les désignations localisées et les noms latins de cinq ou six variétés alors que les meilleurs lexiques du Cotentin se contentent de traduire « vra » par « labre » ou tout au plus « labre tacheté ». Et deux paragraphes plus loin « vrai, [c] » donne toutes les dénominations exactes des divers fucus. C'est donc un trésor de la langue jersiaise que nous possédons dans cet ouvrage.

Devant cette présentation méthodique et exhaustive le vieil adage latin des pages roses du Larousse s'impose à l'esprit du recenseur de bonne foi « Ne sutor ultra crepidam ». Des dialectologues pointilleux regretteront sans doute avec un soupir que ce thesaurus ne soit pas transcrit en caractères phonétiques. La chose était quasi impossible et de surcroît inutile. Mettant en défaut une théorie assez répandue qui veut que les différences de parlers dans une île et surtout une petite île soient inexistantes, les douze paroisses de Jersey sont assez différenciées. Les divergences interviennent d'abord entre les paroisses de l'Est et celles de l'Ouest, ces dernières, par un paradoxe apparent, étant davantage en évolution vers le système français que celles de l'Est, dans la réduction des diphtongues par exemple. Il existe même des nuances entre les hameaux, à l'intérieur des paroisses (selon les « Vingtaines » ou les « Cueillettes » comme on dit là-bas pour désigner les sous-unités administratives). Non seulement il s'agit de nuances phonétiques, mais même de faits de vocabulaire. Le dictionnaire de M. Le Maistre les enregistre soigneusement. Au surplus, les notes explicatives du début de l'ouvrage suffisent largement pour renseigner le lecteur, surtout ému de découvrir cet invraisemblable recueil de mots originaux. Richesse d'un pays en marge où le « bailli » s'appelle Messire, où les maires sont des « connétables » assistés de « centeniers », où je lisais il y a quelques années sur le portail de l'église Sainte-Marie un petit papier faisant « savoir que la coupe des fougères sur le fief de l'Abbesse de Caen » aurait lieu du tant au tant, alors qu'il n'y a plus d'abbesse de Caen, pas plus que d'abbé du Mont Saint-Michel et qu'on continue à les appeler lors des Assises d'héritage.

Je me souviens d'avoir assisté il y a quelques années, autour d'un souper de thé et de « gâche », à une séance de dictionnaire certainement très différentes de celles que peut tenir l'Académie Française. Une quinzaine de bons « Yeomen » de l'île discutaient en patois des emplois et des sens de tel et tel mot. J'en ai gardé une profonde émotion et souhaité de trouver une pareille foi dans nos cantons. Que tous ces informateurs partagent notre gratitude avec Frank Le Maistre.

J'ajouterai qu'un excellent vocabulaire français-jersiais dressé par le Dr Albert Carré, permet de consulter facilement dans « l'autre sens » ce splendide travail. Et enfin, reconnaissons également un mérite à l'auteur, qui a voulu rédiger son dictionnaire en français que des formes locales ou archaïques rendent plus charmant, car, si les normannophones sont encore assez nombreux à Jersey, une certaine appréhension devant l'emploi du français écrit les porte de plus en plus à rédiger en anglais.

Voilà une belle oeuvre, une bonne oeuvre et un exemple donné par un homme à contre-courant, soutenu par une poignée de bons amis et les pouvoirs publics d'un petit Etat de 70.000 habitants. Entreprise et leçon exemplaires que nous pouvons méditer avec profit et quelque gêne.
Récemment, M. Frank Le Maistre a été nommé membre d'honneur de l'Académie d'Upsal en Suède. Il me paraît, mes chers confrères, si les statuts le permettent que l'Académie des Arts, Sciences et Belles-Lettres de Caen s'honorerait en conférant la même dignité à ce bon serviteur des études normandes, n'oubliant pas que Moysant de Brieux était l'un des tous premiers avec Daniel Huet à s'intéresser aux expressions locales.

J'espère que cette proposition pourrait être étendue à M. Sjögren, en attendant que l'Université de Caen puisse, si la chose est possible, conférer à ces deux serviteurs de notre pays la distinction de docteur Honoris causa.
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A la suite de cette proposition l'Académie des Arts, Sciences et Belles-Lettres de Caen a décidé d'admettre M. Frank Le Maistre au sein de la Compagnie avec le titre de Membre correspondant.



(1) La graphie th avec sa valeur anglaise (th doux) représente dans la plupart des paroisses de l'ue un r intervocalique du français V., à ce sujet. Spence, Gloss. of Jersey-French, p. 15 et en ce qui concerne le continent
F. LECHANTEUR, Le Français Moderne. xvi, p. 114 etc.

(2) Si l'ouvrage comportait des dessins ou des photos ce serait l'idéal mais la chose était de toute évidence irréalisable financièrement.

(3) Signalons en passant que lorsque un Jersiais dit « sans doute » cela signifie « bien sûr ».
 

 

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