Dernièrement, je me promenais dans la paroisse de Saint-Ouen, la plus sauvage et la plus normande parmi les douze paroisses de Jersey, celle où le patois s'est conservé le plus pur et où les revenants daignent encore parler aux vivants. Sur la route, assise sur un petit banc de pierre, à l'entrée d'une chaumière qui avait de la paille à son toit et de la dentelle à sa fenêtre, une vieille femme chantait. Je m'approchai. Ce n'était ni de l'anglais, ni du français qu'elle chantait; c'était une langue bizarre qui m'étonnait et qui pourtant n'était pas absolument nouvelle pour moi. Il y avait des mots que je comprenais, d'autres que je ne comprenais pas. Par instants, la phrase venait à moi; par instants, elle m'échappait. Ce que j'entendais était pour moi tantôt clair comme le jour, tantôt obscur comme la nuit. Cette obscurité, c'était l'ombre du moyen âge qui la faisait en passant.
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Ainsi, dans les champs de Jersey et de Guernesey, les paysans fredonnent encore la vieille langue des trouvères, de même que dans les champs du midi de la France, ils répètent encore les refrains des troubadours. Mais, si elle est vivante encore dans les campagnes, la langue d'Oil est morte pour les villes. A Saint-Hélier, comme à Saint-Pierre, on oublie le patois, non pour apprendre la langue française, mais pour apprendre une langue étrangère.
O vous tous! braves Normands des îles de la Manche, qui rougissez de parler comme ont parlé vos pères, et qui faites enseigner l'anglais à vos fils, vous qui ôtez à vos rues leurs vieux noms français pour leur donner des noms britanniques, vous qui transformez avec tant de zèle la chaumière de vos aïeux en cottage saxon, sachez-le, votre patois est vénérable; votre patois est sacré; car c'est de votre patois qu'est sortie, comme la fleur de la racine, cette langue française qui demain sera la langue de l'Europe.
Votre patois, vos pères de Normandie sont morts pour le reprendre en Angleterre, en Sicile, en Judée, à Londres, à Naples et jusque sur le tombeau du Christ. Car ils savaient que perdre sa langue c'est perdre sa nationalité, et qu'en apportant leur idiome, ils portaient avec eux la patrie.
Oui votre patois est vénérable, car le premier poëte qui l'a parle a été le premier des poëtes français.
Je di e dirai ke je sui
Vaice de l'isle de Gersui.
C'est à Jersey, dans votre petite Ile qui est en mer vers l'Occident, qu'est née cette grande poésie française. C'est devant les mystérieux monuments dont le druidisme a jonché votre sol, c'est sous les longues ogives de vos allées, c'est au sommet de ces rochers que l'Océan bat de ses plus hautes marées, c'est à l'ombre de vos grottes sinistres, c'est sur vos tapis de fleurs couvrant le parquet de granit, c'est au sein de cette nature si pleine de contrastes, et tour à tour si souriante et si terrible. entre un rayon de soleil et l'éclair d'une tempête, entre une chanson d'oiseau et un chant d'orage, que la poésie française a fait son premier pas et poussé son premier cri. Berceau sublime où Dieu a fait bercer par la mer infinie la poésie naissante!
François-Victor Hugo
de La Normandie inconnue
1857
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