La Section de la langue Jèrriaise

Deux lettres dans l'"Victorian" en 1871

 

THE JERSEY DIALECT.

SIR,

I trust you will not refuse pieces written in the vernacular from the pen of an old Victorian. The Jersey dialect was a language before French was spoken. It was that in which Wace wrote, and it was also the language of the Court in England for some centuries.

A. A. L. G.

CHANTE LINOT.

Chante, Linot, le ciel est bllu;
La mer est cllaire coum' le verre;
Les boués sont verts, car il a pllu;
L'achie a rafraichi la terre,
Chante, Linot,
Ta jolie note;
Chantèz illo,
Linot, Linotte.
Chante, Linot, le solèit r'lit;
A pllie et douleur y-à un terme;
Et i nos r'veint quiq'feis un rit,
Pour erséquir la moindre lerme.

 

ACHIE. A Shower, French, ondée. Breton, achen, Water.

BOUÉS. Trees. French, bois.

NOTE. A tune. French, air de chant.

ILLO. There. French, . Latin, illuc.

ERSÉQUIR. To dry up. French, résécher. A vowel is often prefixed to a word for the sake of euphony, especially if that word is preceded by one ending with a consonant.

LERME. A tear. French, larme.

 

The Victorian Vol I: 5, Novembre 1871

 

 

 

THE JERSEY DIALECT

.

Aux Directeurs du VICTORIAN,

MESSIEURS,

Vous avez publié, dans le dernier numéro du Victorian, une poésie jersiaise dont j'ai admiré, comme tous vos lecteurs sans doute, la simplicité et la grâce naïve; mais il est certaines assertions du poète contre lesquelles je ne puis faire moins que de m'élever, dans l'intérêt même des études suivies au Collége Victoria.

L'auteur prétend que "le dialecte jersiais était une langue avant "que le français fût parlé." Mais de quel français est-il question ici? Les historiens et les philologues en relèvent, dans le cours des siècles, trois au moins: 1° La langue du onzième, du douzième et du treizième siècle, c'est-à-dire celle des trouvères ou auteurs des chansons de geste; 2° la langue du quinzième et du seizième siècle, je veux dire celle des Villon, des Marot, des Rabelais, des Montaigne, des Amyot; 3° la langue du dix-septième et du dix-huitième siècle, fixée et immortalisée par les Descartes, les Pascal, les Corneille, les Racine, les Bossuet, les Fénelon, les Moutesquieu, les Buffon, les Voltaire, et les Rousseau. Ces trois langues, sans doute, se tient l'une à l'autre, elles ont des affinités, une origine commune; elles sont soeurs. Mais elles ont aussi des points de séparation considérables qui empéchent qu'on ne les confonde. Au moyen-âge, du neuvième au quatorzième siècle, l'idiome parlé et écrit en France sous le nom de Roman ou langue Romane se bifurque en deux grandes branches, le roman méridional ou provençal, ou langue d'Oc, et le roman du nord ou roman Wallon, ou langue d'Oil. Dans ce dernier, dès avant l'avènement de Hugues Capet, on constate l'existence de dialectes, le Normand, le Picard, le Bourguignon, et le Français, c'est-à-dire l'idiome de l'Ile de France. Au quatorzième siècle, la fusion des quatre dialectes en un seul était opérée par le triomphe définitif de celui de l'Ile de France; mais cette unité s'était faite graduellement, et avait marché sur une ligne parallèle à la conquête qui, par degrés, réunit à la couronne de France les quatre provinces ou régnaient ces quatre langages divers.

La Normandie fut agrégée pour la première fois en 1204. Jusqu'alors, donc, elle conserva son dialecte qui d'ailleurs eut une influence considérable sur l'orthographe et la prononciation de la langue générale. Or, comme Jersey, depuis les conquêtes des Normands en France, a fait partie du duché de Normandie, Jersey n'a eu depuis lors d'autre langue que le Roman parlé dans cette province avec les formes dialectiques particulières aux Normands. Jersey n'avait donc pas, et n'a jamais eu de dialecte propre, restreint à l'Ile, et il y a une prétention que rien ne justifie dans ceux qui se servent de ces mots: "La vieille langue Jersiaise, le vieux Jersiais, l'idiome Jersiais." Le Jersiais d'autrefois, je le répéte et j'insiste, c'était du Roman, rien que du Roman, pas autre chose que du Roman, avec les caractères particuliers à la Normandie.

Et aujourd'hui qu'est-ce que le Jersiais? Pas même un patois. Car un patois, comme le dit très bien M Auguste Brachet, dans sa grammaire historique, "c'est un débris des anciens dialectes provinciaux que les évènements politiques ont fait déchoir du rang de langue officielle à celui de langue purement parlée."

Certes, si à Jersey le Roman Wallon avec ses formes normandes, s'était conservé sans altération aucune, sans le moindre mélange, sans corruption, ce serait un monument des plus précieux pour le philologue. Mais il n'en est pas ainsi. Jersey, situé sur les frontières maritimes de deux grands peuples, sans cesse pétri par l'un et par l'autre, n'a conservé d'original et de précieux que ses institutions; mais il a subi dans sa langue de telles dégradations, qu'aujourd'hui c'est quelque chose d'hybride, une production informe, sans règles, qui n'a ni grammaire, ni orthographe possible. Cette langue est livrée aux caprices de tous ceux qui se plaisent encore à y exprimer de fort belles idées poétiques dont elle n'est pas digne. En voulez-vous une preuve? Voici une phrase du Jersiais actuel, telle qu'elle a été entendue au marché et parfaitement retenue :

" Happe me ten chopper et coppe me chutte leg là,"

Est-ce là une langue? Est-ce là un dialecte? C'est un amalgame hideux de Francais, d' Anglais, et de patois; ce sont des scories, des impuretés comme on en voit à la surface des métaux en fusion, mais cela ne mérite pas le nom de langue.

Une autre assertion du poète, c'est que Robert Wace, trouvère fameux né dons cette Ile, il est vrai, mais élevé à Caen, a écrit dans le dialecte Jersiais. Je viens de démontrer, ce me semble, qu'il n'y a eu quelque chose de ce nom, et j'ajoute : La langue de Robert Wace diffère presque autant du Jersiais actuel que le jour diffère de la nuit.

Wace écrivait vers 1155. A cette époque le dialecte Normand était encore en honneur, On devrait croire que Wace se servit seulement de ce dialecte. Il n'en est rien, car on trouve chez lui nombre de formes picardes, et ses poèmes rapprochés de ceux de Chrétien de Troyes, de Bodel d' Arras, ou des lais de Marie de France, ne présentent pas des formes orthographiques très différentes. Wace a écrit en Roman Wallon, en langue d'Oil, et non en dialecte Jersiais, voilà ce qu'il est raisonnable de dire. Du reste un essai de traduction de la poésie de M. A.A.L.G. dans la langue de Robert Wace peut montrer en quoi le Jersiais de nos jours, même le meilleur, s'écarte du Roman. Voici cet essai :

 

CANTE LINOT.

Cante, linot, li ciez est bleus (1),
La mer est clere com li verre,
Li bos sont verd, quar il a pleu,
La pluie a refreschi la terre,
Cante, linot,
Ta gente note,
Cantez par là (2),
Linot, linote,
Cante, linot, li soleus luist,
A pluie et dolour il a un terme,
Et i nos rivient alque feis un ris
Por sicher la menour lerme.

 

Il y a dans les deux pièces des mots qui se ressemblent, dira-t-on ? Sans doute; mais les seuls mots bons du Jersiais sont pris du Français ou du Normand. Le verbe canter appartenait au dialecte Picard. Wace s'en est servi. Li est le nominatif masculin de l'article, au singulier et au pluriel. L'accusatif était le et les; car il faut bien savoir qu'au temps de Wace et dans toute la langue des trouvères, le sujet et le régime sont distingués dans la plupart des noms et des adjectifs, dans l'article et le pronom, par deux désinences très-différentes. Les substantifs qui dérivaient de noms latins appartenant à la première déclinaison, avaient le nominatif et l'accusatif semblables; mais il n'en était pas ainsi des autres. Dans la traduction que j'ai tentée ciez est le cas sujet, le cas objet était ciel; soleus est un nominatif, l'accusatif était soleil. Il en est de même de ris qui dérive de risus, et c'est un vrai barbarisme de l'écrire avec un t, comme a fait l'auteur. Les mots dolour et menour sont deux cas régimes; le sujet était dolor et moindre. Voyez du reste pour toutes les règles du Roman la Grammaire Historique de M. Auguste Brachet et l'Histoire de la langue Française de Littré. Encore une remarque, et c'est la dernière. L'auteur Jersiais a écrit : " y-a un terme," et moi, " il a un terme," sans y. Notre ancienne langue, comme le remarque M, Auguste Brachet, ne disait pas il y a, mais il a (illud habet). Ainsi on y trouve ces formes qui nous paraîtraient bizarres aujourd'hui : il a un roi qui, etc, ; il n'avait aucuns arbres dans ce pays; pour il y a un roi; il n'y avait, etc. L'y, dans ces locutions, n'apparaît qu' au treizième siècle. Les éditions de Robert Wace qui en contiennent (celle de Leroux de Lincy, par exemple) sont donc fautives. Il est très-difficile de faire de bonnes éditions de nos trouvères. Les manuscrits, comme le remarque M. Littré, sont, à cause de l'ignorance des copistes, généralement criblés de fautes. Il faut être profondément versé dans les règles de la langue Romane pour se hasarder à rééditer les auteurs des chansons de geste, et pour mon compte je ne me fie qu'aux poèmes publiés par des savants dont l'autorité est indiscutable, tels que MM. Génin, Littré, Burguy, Diez, et Brachet.

Agréez, Messieurs, etc.,

ARISTE.

 

(1) L'adjectif bleu avait l's au nominatif singulier. Il est à remarquer, en effet, que l's n'est pas, dans la langue d'oil, le signe du pluriel. Cette lettre indiquait le cas sujet au singulier, et le cas régime au pluriel. On trouve cependant, dans quelques noms irréguliers l's au pluriel nominatif.

(2) est dérivé d'illac. Le poète a employé illo, mot absolument étranger à la langue du Nord, et qui ne peut étre qu'une importation Méridionale.

 

The Victorian Vol I: 6, Dézembre 1871

 

 

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