Méditation au Mont Ubé

 

Poetry in Jersey

 

Le Dolmen de Mont Ubé

Le Dolmen de Mont Ubé

 

I.


JERSEY, j'aime ton ciel bleu comme en Italie;
J'accepte sans regret le destin qui me lie
A tes flots, à tes rocs escarpés et chenus,
En sinistres féconds, et des marins connus.
Ce n'est pas sans danger qu'on aborde tes côtes;
Mais ta grande faveur récompense tes hôtes:
Le parfum de ton sol se nomme LIBERTÉ.
Verte fille du Nord, si belle aux jours d'Eté!
Tes vallons sont étroits, tes collines petites,
Mais leurs contours sont purs, et tes gracieux sites
Ont pour encadrement l'immensité des mers.
J'aime ton doux climat qui fait fuir les hivers,
Et tes chemins voûtés par l'ogive des arbres,
Où l'onde cristalline a la fraîcheur des marbres;
Tes jardins où la grive et le merle siffleur
Chantent leurs doux loisirs sur les pommiers en fleur.
En Automne, je vais chassant de grêve en grêve.
Avec mon long fusil je les poursuis sans trève,
Le scourlisau long vol et les vanneaux huppés,
Qui tracent de grands ronds, par centaines groupés;
Les pluviers rayés d'or à l'oeil noir et limpide,
Qui semblent un éclair, tant leur vol est rapide;
Les bruns à collier blanc, qui, sur les sables nus,
Cherchent l'insecte, et font trotter leurs pieds menus.
Je les suis en rampant, je décime leurs bandes.
Suis-je atroce? Et faut-il qu'en pleurs tu te répandes,
O mon coeur! en songeant à ces meurtres sans fin
Dont je couvre le sol, quand mes petits ont faim?
Les oiseaux ont leur proie, ils deviennent la nôtre;
Nous ne pouvons changer ce destin pour un autre;
C'est Ia Ioi, Dieu le veut. La vie est dans la mort,
Et la mort dans la vie. Allons donc sans remord
Chasser Ies bons oiseaux que le Bon Dieu nous donne.
Non qu'à la cruauté mon ame s'abandonne:
De ma foudre je sais diriger le carreau
En sacrificateur et non pas en bourreau.

Que je me plais aux lieux où le canard sauvage,
S'enfuit à tire d'aile, évitant le rivage.
Je le poursuis, je vais jusqu'aux derniers lointains
Où la mer se retire, et par fois je l'atteins,
Et je le vois tomber sous le plomb, l'aile ouverte;
Il cherche à fuir encore à travers l'algue verte;
Je le prends, je reviens, c'est assez pour un jour.
Dans mon pauvre logis mes enfants tour à tour
S'en emparent joyeux, et leur mère est contente:
La faim pour tout un jour oubliera notre tente.

II.


C'est le soir il fait doux, allons au mont Ubé.
Déjà sous l'horizon le soleil est tombé;
Le ciel est tout en feu. La mer, rouge et polie
Comme un miroir ardent, sur ses bords se déplie,
Et monte avec lenteur. Quel calme! quel beau jour!
Que l'homme pourrait être heureux dans son séjour,
S'il y faisait régner les grandes harmonies,
Filles des amitiees aux amours réunies!
Mais il aime la haine et la rivalité,
Et se plaît aux hideurs dé l'inégalité.
C'est l'heure où l'ouvrier regagne sa cabane,
Le dos chargé d'outils. Ils vont en caravane,
Ne conversant entre eux que de perte ou de gain,
De la dîme à payer au seigneur-publicain.
Ecoutez cet enfant qui passe au loin et chante;
L'air est mélancolique et la voix est touchante,
Pauvre petit! il vient, pendant le jour entier,
D'agiter ses deux bras dans un obscur chantier.
Tous les soirs je I'entends. La grève est solitaire;
Il suit le bord de l'eau. Cet enfant prolétaire,
Pourquoi me touche-t-il et me va-t-il au coeur?
Mes yeux se sont mouillés! O temps durs! ô rigueur!
Voilà quel est le sort de la caste asservie!
L'homme s'y change en brute et l'enfant s'atrophie.
Celui-là, libre enfin à cette heure du soir,
Chante; il n'a qu'un seul air, un chant de désespoir!
Cependant les blés verts ondulent dans la plaine,
Et les jeunes poulains courent à perdre haleine.

III.


Me voici sur le mont. Quel est ce monument?
Blocs non taillés, granits sans aucun ornement,
Tous en rond, et dressés vers le pale visage
De la lune qui fut témoin de leur usage.
C'est un cromlech. Voici les débris des autels:
La terre où je m'assieds but le sang des mortels.
Que de siècles passés depuis que les druides
Consacraient ces hauteurs à leurs dieux homicides.
Où sont leurs pas? Où sont les chants mystérieux
Dont ils calmaient Esus qu'ils disaient furieux.
Rien, plus rien, et pourtant le culte sanguinaire
Est encor de nos jours; on l'aime, il rémunère;
Christ en vain condamna l'arme hors du fourreau;
Nous avons conservé la guerre et le bourreau,
Et le chef couronné des druides modernes
Du sang de ses sujets rougit ses mains paternes.
Lui, vicaire de Christ, il n'a point de remord
Quand il pose sa griffe aux sentences de mort;
Il ne recule pas, et son coeur reste calme,
Comme si du martyre il recueillait la palme.
II est si beau d'avoir à frapper l'innocent,
Et si chrétien surtout de répandre le sang!
Ah! nous sommes encore au règne du Saturne
Qui mangeait ses enfants! Humanité, ton urne
De larmes et de sang est pleine jusqu'au bord;
Tes navires brisés sont encor loin du port.
Jésus croyait porter sur sa croix, faix immonde,
Les cultes du passé, les ruines d'un monde.
Quand un soldat brutal vint lui piquer le flanc
Un flot pur et vermeil s'épancha ruisselant;
Jésus se dit: "Mon sang vient d'abreuver la terre,
"Pour la dernière fois qu' elle se désaltère;
"Dans cette heure mon père a son règne assuré,
"Mon père, dieu d'amour des peuples ignoré,
"Mal nommé Sabbaoth, Jupiter, ou Saturne;
"Ou Ie terrible Esus, ou Toth le taciturne.
" Plus de feu! plus de sang! l'eau pure, rien que l'eau,
"Au baptême d'amour, au baptême nouveau!

Jésus en vain pria. Sa divine éloquence
N'a point fait reculer la loi de la vengeance,
Elle nous dit encore: "Oeil pour oeil, dent pour dent.
Le rouge Talion domine en Occident.

Ah! reparais, Jésu, reviens sur la montagne!
Parle sans parabole à l'homme, à sa compagne!
Viens arracher le masque à tant d'êtres menteurs,
Que de crimes sans nom en ton nom sont auteurs!
Fils de l'homme, tu sais si ton grand sacrifice,
Si ton sang précieux a converti le vice;
Si les Hébreux jamais t'ont coûté taut de pleurs,
Si tu vins au Calvaire avec plus de douleurs,
Qu'en ces jours où tu vois qu'un tyran communie!
Qu'un empereur fatal, tartufe de génie,
Courbé sur ses genoux, ose baiser ta croix,
Et, croyant d'Arhiman, dit en ton nom: Je crois.
Et ce n'est point lui seul qui souille ton Eglise;
Car le prêtre lui-même est là, qui scandalise;
Il encense, il bénit tous les princes-bombas,
Et vers eux, jusqu'à terre, incline ses rabats.

Quelle ironie! au nom de Christ, le tyran juge.
Emprisonne, torture, et brûle, et tue, et gruge!
Parfois à regarder ce blasphême effrayant,
La peur saisit, l'esprit est lâche et défaillant,
Et n'était qu'en Sicile un héros à l'antique,
Superbe, éblouissant, trace une voie épique,
Et console du laid, du triste et de la nuit,
On irait au désert voir si le grand jour luit.

IV.


Mais non, ayons la foi, prenons en patience
Les maux, et travaillons. Invoquons la science
Qui doit, en éclairant un jour l'humanité,
Lui fuire, sans effort, comprendre eu Vérité,
Adorer en Esprit le Dieu qui toujours aime,
Qui toujours nous soutient et nous porte en lui- même,
Malgré tous les forfaits étalés sous ses yeux.
Rêvons l'horizon pur des siècles radieux,
Où les hommes, amis, libres, égaux et frères,
Ne se souviendront plus de nos temps funéraires.
Croyons à l'âge d'or, fils du progrès humain,
Et vers lui, sans fléchir, ouvrons-nous un chemin.


Luc Desages
La Tribune de Jersey, Août 1860

 

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