Marthe Ného à Civis

 

Poetry in Jersey

 

Marthe fait usage dans cette êpitre d'expressions, qui paroissent au dessus de sa portée. Il est bon qu'on sache qu'elle avoit reçu quelques instructions d'un François qui demeuroit chez elle; mais, comme on le verra, elle n'avoit pu se débarrasser de son patois.

 

Toi, qui chantes avec tendresse
De mon jupon la gentillesse;
Jupon, que ma mère Ného
Portoit à la pêche en Icho,
Et qui, de son vif écarlate,
Eût charmé les yeux de Socrate;
Reçois mes vers, écrits sans art,
O mon très-aimable vieillard!

Heureux temps, ou j'étois si fière
De mon devanté, ma rondière,
Où tu paroissois si divin
Dans ton blanchet de drap d'ichin!
Notre âme étoit franche & loyale.
La chère alors étoit frugale,
On n'avoit point encore appris
A croquer pigeons & perdrix.
En vain les grand Aud-t même
Eût prôné sa tarte-à-la-crême.
Chacun étaloit sur son trot
L'humble contenu de son pot,
Se croyant en lieu de cocagne
Avec sa crabe & sa pihagne;
Et l'appetit trouvoit tout bon,
Soupe-à-la graisse, & rond guichon.

Si Abréhan, Phlippe, & Merguite
Revenoient des bords du Cocyte,
Que ces bonnes gens, nos aïeux,
Ecarquilleroient de grands yeux,
Oyant leurs Jacos, leurs Amices,
Qui jadis faisoient leurs délices,
Lorsqu'ils entonnaient, à hauts cris,
Ar-r-ri, cha le boeuf, tour la gris,
Maintenant en luisantes bottes,
En larges, & vastes culottes,
Ou sont (je m'en tiens les côtés)
Cuisses, reins, ventre empaquétés.
Pas un des gar qui ne se nomme
Monsieur, Ecuyer, Gentilhomme.

Mon cher Civis, le croirais tu?
Méprisant ton cidre coeuru,
Chez Deal, du fond de la campagne,
Ils viennent sabler le champagne.
Les pauvres bênis, les vlicots,
Font place aux dorys, aux turbots.

Que j'aimois, à l'ombre d'un hêtre,
A verclu, chez vêzin Podêtre,
A entendre ce charmant air,
Le doux vent qui vente à la mer,
“Jeannes amouotheurs ont tant de peine
,”
Que m'apprit ma bonne marraine.
Aujourd'hui nos colintampons
Ne braillent qu'obscênes chansons;
De nos anciens us on se moque,
Depuis Grosnez jusqu'à la Roque.

Mais, O comble du désespoir!
O des attentats le plus noir!
Ce beau jupon, que, sur ta lyre
Tu louois dans un doux délire
Un barbare, infâme ciseau
Le métamorphose en MANTEAU.
Ma juste plainte est dédaignée;
Le Sire aux pattes d'airaignée
En a dépouillé mon fesson
Pour orner le dos d'un ânon.

Craignez pour vous-mêmes, vêzines,
Fermez bien vos vieilles frémines,
Mes chères Bettés, & Manons,
Cachez vos rouges cotillons,
Ou teignez-les (que l'on me croie)
En cacca-dauphin, merde-d'oie;
De peur que nos Grippes-manteau
N'en débarrassent votre peau,
Épris d'une ardeur furibonde
Pour la parure rubiconde.
Gâces à nos Topinamboux,
Le monde est sens-dessus-dessous.

On dit, pourtant, qu'ils savent lire
En épelant, & même écrire;
Que côte à côte en rang d'oignons
Il ne seront pas des oisons.
Ainsi soit il couvrez leurs nuques
D'amples & savantes perruques,
Mais qu'on nous laisse librement
Notre mi-jambe ajustement.

Dis-moi, soit en vers, soit en prose,
Ce que tu penses de la chose.

Gazette de Césarée
21/8/1813

 

 

 

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La Société Jersiaise

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